Sandwich Islands Notes Source Whalesite |
|
TABLE
DES SUJETS TRAITÉS DANS LE SECOND VOLUME. . . . .
|
. . . .
|
|
. . . .
|
. . . .
|
LETTRE CIV.
Owhyhée (îles Sandwich), août 1819.
Au nom seul de cette île, la mémoire attristée se retrace une catastrophe effrayante qui a enlevé à l'Europe et au Monde le génie le plus cntreprenant qui, depuis Colomb, se fût illustré par les recherches les plus hardies et les découvertes les plus glorieuses. Cook a péri à Owhyhée, victime de son courage, et peut-être de son imprudence..... Dès que le danger devint pressant, ses compagnons furieux, ne consultant que leur amour pour un chef qui les avait guidés si souvent au milieu des périls, et sauvés de plus d'un naufrage, s'abandonnèrent à toute l'ardeur qui pouvait les animer; et au milieu des scènes de carnage que leurs armes meurtrières produisaient parmi les intrépides Insulaires, ils virent tomber leur capitaine, au moment même où, par ses gestes, il les exhortait à modérer leur ressentiment. Ses membres mutilés furent confiés à l'Océan qu'il avait conquis, et aucun monument funèbre n'indique au navigateur le point |
précis où s'est éteint ce grand homme. Les récits de son digne successeur ont consacré la pointe entre Kayakakooa et Karakakooa; mais l'œil y cherche en vain un cenotaphe qui éternise la mémoire de ce déplorable évènement. Il est impossible au navigateur de séparer le nom de Cook de celui d'Owhyhée, comme celui de Léonidas appelle les Thermopiles; comme les champs de Pharsale redemandent César. On cherche, sur cette terre sauvage, le tombeau de Cook, comme dans la docte Grèce celui d'Achille, avec la différence que le premier s'est illustré par des faits récens et extraordinaires; tandis que le second ne doit peut-être sa gloire qu'aux vers d'un poète encore plus grand que lui. Il est certain que c'est l'Espagnol Gaëtano qui, en 1542, a abordé le premier aux îles Sandwich. Cook lui-même y a trouvé des indices certains du séjour de quelques Européens; et la crainte que les Naturels manifestèrent pour les armes à feu, prouvait assez clairement qu'elles leur étaient connues. Le motif du silence et de la discrétion de Gaetano est d'ailleurs assez justifié. Les pirates infestaient toute la côte Ouest d'Amérique; et des combats heureux, ou une longue traversée par le cap Horn, pouvaient seuls leur fournir les moyens de renouveler leurs vivres. |
Gaëtano, après avoir trouvé cet archipel, vit bien que s'il en publiait la découverte, il deviendrait un point de ralliement pour ces écumeurs de mer, qui déjà ne paralysaient que trop le commerce de sa patrie. Ce motif politique, et sa sage prévoyance, le déterminèrent, dans la carte qu'il publia quelque temps après son voyage, à diminuer d'une dizaine la latitude et la longitude des îles Sandwich; ainsi, du consentement de Charles-Quint, il les plaça par 9 et 11 degrés, au-lieu de 19 et 21; et les guerres que l'Espagne eut à soutenir avec la France l'ayant distraite d'autres occupations, on parut d'abord n'attacher aucun intérêt à la découverte de Gaëtano. Enfin, cet homme célèbre, qui, par son courage et sa persévérance, avait déjà illustré son pays par tant de glorieuses entreprises, retrouva cet archipel dans son troisième voyage, et lui donna le nom du ministre qui l'avait si généreusement protégé. Hélas! l'infortuné se glorifiait sans doute alors du succès de ses recherches! A-peine avions-nous aperçu les hautes montagnes de l'île, que je cherchais déjà, avec une inquiète sollicitude, cette pointe tachée de sang, qui semble prévenir le voyageur des périls qui l'environnent, s'il n'appelle avec lui le courage et la vigilance. Sans se souvenir des torts du navigateur |
anglais, le voyageur sage et impartial déplore un aussi grand malheur, jette un voile sur les causes qui l'ont fait naître; et, le cœur abîmé de regrets, l'on accuse de férocité un peuple sauvage et intrépide, par cela seul que chez lui a été massacré un grand homme. La prévention, quelque pardonnable qu'elle soit, a toujours une teinte d'injustice; il est difficile, ou pour mieux dire impossible, de porter sur un objet un jugement équitable, si l'on est mu par un sentiment qui subjugue la raison. Nous l'avons éprouvé, surtout dans cette circonstance. Si nous n'avions consulté que nos pressentimens, nous nous serions toujours fait précéder par nos fusils et notre artillerie; ce qui, en donnant une idée de notre faiblesse, eût montré aussi une défiance peu flatteuse pour le peuple chez lequel nous abordions, et qui peut-être eût causé de grands malheurs. C'est le 6 août que nous avons découvert l'île d'Owhyhée; nous n'en étions qu'à une petite distance; et la terre, que nous nous attendions à voir d'une hauteur prodigieuse, ne s'élevait que trèsmodestement. Une île si riche en sinistres souvenirs devait provoquer nos regards. Chacun y fixait les siens. Tout-à-coup, déchirant les nuages épais qui couvraient ses flancs réguliers et son immense base, s'élança majestueusement devant nous le |
Mowna Kah, beaucoup plus haut que le pic de Ténériffe, et dont la tête vaporeuse, perdue dans les hautes régions de l'air, était marquée d'un petit point brillant qui réfléchissait les rayons du soleil, et nous indiquait la limite des neiges éternelles. A quelques centaines de toises du sommet, une légère teinte de verdure, tapissant d'immenses quartiers de lave, donnait un peu de vie à ce ´ paysage magnifique, mais sauvage. Pendant la nuit, nous fimes petite voile, et longeâmes la côte, pour nous rendre au mouillage de Karakakooa. La brise était légère, la mer peu houleuse; mais les courans nous portaient au large. Au lever du soleil, nous nous trouvâmes en face d'une montagne excessivement haute (le Mowna-Laé), d'une pente insensible, et qui nous parut aride dans toutes ses parties; c'est un cône d'une base prodigieuse et parfaitement régulière dans tous les sens, puisque nous ne l'avons jamais vue changer de forme, quoique nous en fussions à une petite distance, et que nous filassions cinq à six nœuds, en rasant pour ainsi dire les rochers volcaniques qui lui servent de soutien. A dix heures, nous reconnûmes un village appelé Krayes, composé de quelques misérables cabanes bâties sur un plateau taillé à pic, mais de d'élévation. Dans l'anse formée par la pointe qui la |
garantit des vents d'Est et de Nord-Est, est un autre village d'une quinzaine de maisons, hautes de quatre à cinq pieds. Les terres qui les environnent m'ont paru arides; le sol est rougeâtre, évidemment volcanique, peu varié. Quelques taches noires faiblement prolongées et sensibles, surtout au fond des petits vallons, où l'humidité doit être plus pénétrante, indiquent les restes flétris d'une végétation qui se soutient à-peine. Les fumées qui se sont élevées du penchant des collines, nous ont convaincus que cette partie de l'île était habitée; mais les Naturels doivent y traîner une bien misérable existence, et y sont probablement aussi sauvages que la terre qui les nourrit. L'anse forme un conde extrêmement sensible; les rescifs se brisent à la pointe avec beaucoup de violence mais ne s'étendent guère au large. A midi, un pros simple nous accosta; il était monté par quatre Sandwichiens grands et bien faits, dont l'un monta à bord, et dansa avec beaucoup de gaité et de souplesse. Leur physionomie avait un caractère féroce, et cependant leurs manières étaient douces et timides. Quelques autres pirogues à un seul balancier arrivèrent successivement; plusieurs des Naturels qui les gouvernaient nous engageaient à profiter de l'occasion, et à ne pas nous refuser aux caresses de leurs femmes, qui étaient |
presque nues, et d'une laideur vraiment repoussante. Nous ne crûmes pas devoir céder à des instances si pressantes; et je serais presque persuadé que le refus des matelots ne naquit que de la certitude où ils étaient, qu'au mouillage ils feraient acquisition de quelques Laïs plus séduisantes, avec lesquelles ils pourraient réparer le temps perdu, et se récompenser de leur délai. Cependant le calme dura toute la nuit, et les courans nous drossèrent vers le Nord-Ouest. Le 7, un grand nombre de jolies pirogues, détachées de toutes les parties de la côte, firent route avec nous. Dans la majeure partie il se trouvait des femmes, qui n'attendaient pas qu'on les présentât. Leurs gestes indécens; leurs mouvemens plus indécens encore cherchaient à provoquer nos désirs, et à nous faire rougir de notre retenue. Elles se disputaient nos regards; elles briguaient une parole, et paraissaient piquées des refus constans et peu méritoires de l'équipage. Un chef d'un petit village monta à bord, dina avec le commandant, tandis que sa femme, qui se tenait à la porte de la salle à manger, s'échappait parfois, et venait cajoler les matelots. Il était pardonnable à un Européen, à un Français surtout, de présumer que la coquette profitait de l'absence du nuari pour chercher des adorateurs, et que les caresses qu'elle prodiguait à |
ceux qui l'accostaient, se faisaient à l'inçu du mari, dont nous plaignions sincèrement la bonne-foi et la confiance. Mais nous ne tardâmes pas à être convaincus que ceux d'Owhyhée ne prennent d'ordinaire une ou plusieurs femmes que pour en faire hommage aux étrangers, et leur donner l'exemple d'une noble générosité. Après le dîner, le confiant Sandwichien, surpris de trouver encore sa femme sur le bastingage, lui en fit de vifs reproches, et lui demanda probablement si c'était pour cela qu'il l'avait amenée à bord. L'infortunée, un peu confuse, sentit la justesse de ses remontrances; et d'un air indifférent et flaneur, elle s'achemina vers le gaillard d'avant, où sont pour l'ordinaire des hommes peu difficiles sur toutes les matières, hors sur l'honneur; et l'on se disputait déjà les rangs dans la possession de cette Vénus peu pudique, lorsqu'un homme*, préposé dans le navire à la garde des postes intérieurs et extérieurs, et chargé d'y maintenir les bonnes mœurs, arriva comme par enchantement, défendit aux matelots de quitter le pont; et d'un air peu galant, reconduisit la Sandwichienne à son mari. Aux regards furibonds que l'un et l'autre lui lancèrent, il est certain qu'ils étaient très-mécontens de son zèle et * Le capitaine d'armes. |
de sa vigilance;, et il me parut que, dans leur indignation, ils lui souhaitaient la haine de toutes les femmes. Désirant toutefois montrer qu'il ne se tenait pas pour battu après un si petit -échec , le mari_ fit de nouveaux efforts auprès de ceux en qui il supposait un peu plus d'autorité, et il fut bien surpris et désagréablement étonné de voir tout le monde refuser ses offres obligeantes. Quelle honte pour nos maris européens que la conduite de ces hommes, que notre orgueil appelle sauvages!,.. Les échanges qu'on fit avec les pirogues qui nous escortaient nous convainquirent que ces peu, pies sont encore dans l'enfance de la civilisation, et qu'il leur faudra des siècles pour en atteindre l'âge mûn |
LETTRE CV.
D'Owhyhée, mouillage de Kayakakooa, août 1819.
Nous cherchions devant nous le mouillage de Karakakooa, et nous l'avions déjà dépassé. Les guides que nous avions pris étaient si stupides, que nous ne pouvions, même avec notre dictionnaire du pays, nous faire entendre en aucune façon. La vue d'une ville assez grande, située à l'enfoncement d'une baie, nous engagea à mettre le cap dessus pour prendre de nouveaux renseignemens. Comme on n'était pas plus tenu de mouiller à Karakakooa qu'à toute autre partie de l'île, et qu'on reconnut que cette baie était sûre, on laissa tomber l'ancre sur un fond de sable, à trois encâblures de la ville appelée Kayerooa*. Un grand nombre de pirogues entourèrent bientôt la corvette; un plus grand nombre encore se dirigeait vers nous de tous les points de la côte; quelques-uncs étaient gouvernées par des femmes légèrement couvertes de pagnes, * C'est M. Railliard qui nous pilota jusqu'au mouillage, qu'il était allé reconnaître nous étions sûrs d'être bien mouillés. |
qui briguaient avec instances la faveur de monter à bord. On eut beau donner des ordres pour défendre toute communication, plusieurs d'entre elles, provoquées sans doute par les agaceries des gens de l'équipage, bravèrent toutes les défenses, échappèrent à la surveillance des officiers de quart, et firent connaissance, dans le faux pont, avec la galanterie française: elles en parurent très-satisfaites. A neuf heures, une grande pirogue, plus élégante encore que les autres, et montée par douze rameurs, conduisit à bord le chef de la ville. Sa taille était de 6 pieds. 3 pouces français, sa figure helle et douce, sa poitrine large, sa coiffure élégante, son sourire enfantin. Il était à moitié couvert d'un manteau qui nous permettait de prendre une juste proportion de toutes les parties de son corps; et, quoique peu nerveux, il est difficile de voir des hommes mieux constitués. Du reste, la manière décente dont il se présenta, son langage (et il parlait très-purement l'anglais), le choix de ses expressions, cet enfant qui, armé d'un élégant éventail, éloignait les insectes de sa personne; cet officier assez bien vêtu qui lui servait d'escorte; l'empressement marqué que mirent les pirogues qui nous entouraient à lui ouvrir un passage; l'élégance, la propreté et la grandeur de son embarcation: tout. nous convainquit bientôt que nous avions affaire à |
un personnage d'importance. Nous sûmes, en effet, quelques instans après, que c'était le beau-frère du Roi, qu'il s'appelait Kookini, que les Anglais lui avaient donné le nom de John Adams, qu'il était gouverneur de Kayerooa et de toute cette partie de la côte, et qu'il était le seul chef d'importance qui n'eût pas accompagné le roi Ouriouriou à Toyaï. Dans la crainte de ne plus en trouver l'occasion, on voulut essayer sa force au dynamomètre; il s'y prêta de bonne grâce, et il fut à quatre-vingt-treize et demi, où personne, depuis notre départ, n'avait encore atteint; sa force reinale ne se trouva pas en proportion de celle des mains. Kookini promit au commandant un emplacement propre à établir son observatoire; il l'assura que le lieu où il ferait ses opérations serait tabou* pour tous les habitans; mais il le prévint qu'avant de livrer les vivres dont nous avions besoin, il était indispensable qu'il en donnât avis au Roi, ce qui nécessitait un délai de trois à quatre jours. Il l'assura néanmoins qu'on pourrait, avec des objets d'échange ou avec des piastres, se procurer à terre quelques vivres; mais que pour de l'eau, elle était très-difficile à faire, parce qu'il n'y en avait pas de douce * Sacré. |
dans les environs, et que les habitans n'en buvaient que de la saumâtre. Il ajouta que, si nous n'étions pas dans l'intention de changer de mouillage, il s'emploierait de son mieux pour nous faire obtenir tout ce qui nous serait nécessaire. Satisfait de ses offres obligeantes, on se disposa à descendre les instrumens à terre, et le 9 on commença les observations. |
LETTRE CVI.
De Kayeroo (iles Sandwich).
La rade de Kayakakooa est grande et sûre. Les hautes montagnes qui la défendent des vents les plus constans, les pointes Kovvrovva*, situées au N., et celle.... au Sud, empêchent que la mer y soit jamais bien haute. La plage est belle, et quelques édifices et deux chaussées très-avancées offrent un sûr abri pour les embarcations. La ville de Kayerooa est d'une étendue considérable; mais les maisons, ou plutôt les huttes, sont si éloignées les unes des autres, surtout sur le penchant de la colline, qu'on ne peut guère les rattacher au quartier de la plaine, où, du-moins, de petits sentiers battus figurent passablement des rues et des passages. Quelques maisons sont construites en pierres cimentées; les autres sont faites de petites planches, de nattes ou de feuilles de palmistes très-bien liées entr'elles et impénétrables à la pluic * C'est là que Cook a péri. |
et au vent. La plus grande partie des toits est recouverte de goëmon, ce qui leur donne une solidité merveilleuse; quelques solives bien ajustées et assujéties par des ligatures de cordes de bananiers, leur assurent une durée considérable; et depuis que nous fréquentons des pays à demi sauvages, les cabanes d'Owhyhée me paraissent les meilleures. Elles n'ont presque toutes qu'un seul appartement, orné de nattes, de calebasses et de quelques étoffes du pays. Là couchent pêle-mêle pères, mères, filles, garçons, quelquefois même les chiens et les porcs; là les mères proposent leurs filles aux étrangers; là les enfans apprennent presque en naissant ce qu'ils ne devraient connaître que dans un âge avancé; là le fils oublie ce qu'il doit à son père, parce que le père oublie ce qu'il doit à son fils; là, en un mot, le chef n'a d'autorité que lorsqu'il a la force en main, et que le fils n'est pas encore affranchi des liens de l'enfance. Vus de la rade, deux ou trois édifices ont quelqu'apparence, et font regretter de les trouver, pour ainsi dire, isolés au milieu de ruines. Le plus considérable est un magasin qui se détache en blanc sur toutes les autres cabanes. Il appartient au Roi, qui en fait son garde-meuble, mais sans oser lui confier ses trésors, qu'il enfouit dans des souterrains. L'autre édifice est un Moraï situé à l'extrémité |
d'une chaussée qui s'avance dans la rade; le troisième est une maison appartenant à un des principaux chefs de Riouriou*, qui, avant de quitter la ville, a eu l'adresse de la faire tabouer, afin d'en éloigner les curieux et les voleurs. On me fit entendre que celui qui chercherait à y pénétrer serait sur-le-champ mis à mort, et que le maître de la maison était un homme très-cruel et très-puissant. Le quartier N. de la ville peut avoir une centaine de cabanes, dont la plupart n'ont pas plus de trois à quatre pieds de hauteur sur six de longueur. Les portes sont si basses, qu'on ne peut presque y pénétrer que ventre à terre, et l'on respire, dans ces cloaques infects, un air capable de renverser ceux qui n'y sont point habitués. En arrivant sur la plage, on se trouve en face d'un chantier de construction fort vaste, où l'on achevait un navire d'une quarantaine de tonneaux. Ce chantier est voisin de quelques hangars, qui mettent à l'abri des vents et de la pluie un nombre prodigieux de pirogues simples et doubles, d'une beauté surprenante et d'un fini précieux. Ces pirogues sont travaillées avec un instrument appelé dans le pays Toë, qui peut être comparé à nos herminettes, mais infiniment plus petit, et propre à être mis en mouvement d'une seule main. Nos * On prononce indistinctement Riouriou ou Ouriouriou. |
ébénistes ne polissent pas mieux leurs meubles les plus soignés; et sans rabot et sans les instrumens nécessaires à nos ouvriers, ceux d'Owhyhée sont capables de rivaliser avec les artisans les plus réputés de l'Europe. Le dessous de l'embarcation, jusqu'au bau, est peint en noir; et, avec une fleur jaune qu'on trouve dans toutes les parties de l'île, on lui donne un vernis extrêmement luisant. La plus grande de ces embarcations était simple, et avait soixante-douze pieds français de longueur sur trois dans sa plus forte largeur. Les cordages qui cousaient les différens bordages et qui ajustaient les autres parties de la pirogue et de son balancier, étaient tressés et amarrés avec l'adresse la plus merveilleuse. Les autres pirogues qui remplissaient les hangars n'étaient ni moins élégantes, ni moins soignées; mais la longueur des plus grandes ne dépassait pas cinquante pieds. Ces divers ateliers étaient déserts; un ou deux ouvriers s'occupaient par intervalles à réparer quelques pièces endommagées, et je conçois que sous un Roi tel que Riouriou, tout doit se ressentir de l'apathie qu'il semble encourager par son exemple. Le nombre des pirogues appartenant au Roi est immense; Tamahamah I.er était à la veille de tenter avec elles la conquête de toutes les îles de l'Océan-Pacifique: Riouriou n'a peut-être que peu |
d'années à être paisible possesseur des États courage de son père lui a conquis. Après avoir visité une grande partie des maisons de Kayerooa, où se reposent de leur indolence des hommes dont l'existence est si paisible et si monotone, je me dirigeai vers la cabane du gouverneur, qui m'avait prié de m'y rendre. Elle est petite, mais très-propre et assez bien meublée. Un lit passablement élégant, deux chaises d'osier, quelques oreillers indiens, et un grand nombre de nattes la remplissent. A peine fus-je assis, que deux femmes d'une quarantaine d'années s'agenouillèrent à mes côtés et me macèrent* de toutes leurs forces. Persuadé que cette cérémonie était une galanterie de sir Adams, je les laissai faire un instant, et les remerciai comme je le pus en leur faisant à chacune un petit cadeau, qu'elles acceptèrent de bon cœur. M. le Gouverneur me pria de faire son portrait: je le croquai au crayon, et il parut content de la ressemblance. Je bus chez lui, dans des verres en cristal, différentes espèces de vins, et je me convainquis qu'il avait eu le bon esprit de tenter d'embellir un si triste séjour. En * Macer une personne, c'est presser dans ses mains toutes les parties de son corps, et courir des bras aux jambes, des cuisses aux épaules, etc. On se sert ici de ce moyen pour s'assoupir. Peu habitué à cet exercice, il me réveilla. |
sortant de son appartement, je trouvai à la porte, et couchées sur des tas d'étoffes, son épouse et sa belle-sœur; jamais je n'avais vu de femmes si colossales; leur taille n'était guère que de cinq pieds six pouces, mais leur grosseur faisait honte à leur taille. Leur physionomie était douce, leurs tatouages élégans; une d'elles était tatouée sur la langue; leur familiarité n'avait point cet air de débauche qui caractérisait les femmes du peuple. Mais du reste, elles autorisaient toute espèce d'attouchemens, et celui qui aurait appuyé la main sur le sein de la première, n'aurait été réputé pas galant s'il avait oublié sa voisine. Il est difficile de voir des mains aussi fines et aussi potelées que celles de ces deux princesses; nos coquettes s'en feraient honneur, et mourraient de jalousie en jetant leurs regards sur leurs pieds si délicats, et pourtant toujours affranchis de chaussures. J'ai trouvé, le lendemain, ces princesses et leurs suivantes couchées en plein air; et c'est sur le sable du rivage, et comme étouffées sous un tas énorme de nattes et de pagnes, qu'elles puisent cet embonpoint qui les rend si lourdes et si massives. Il m'a fallu bien des exemples pour me convaincre que, dans ce pays, des masses si repoussantes étaient les beautés les plus recherchées. On m'assure que les deux femmes qui font naître |
aujourd'hui mon étonnement, ne sont que des miniatures en comparaison des veuves de Tamahamah. Nous serons bientôt à même d'en juger. Adieu mon ami. Vivent nos soubrettes légères et dégourdies. |
LETTRE CVII.
De Kayerooa (Owhyhée)
La ville de Kayerooa, t’ai-je dit, est dominée par une montagne assez haute, qui garantit la rade des vents de Nord et de Nord-Ouest. C'est de cette montagne, surtout de la colline la moins éloignée, que les habitans tirent la plus grande partie de leur subsistance. Il est vraiment douloureux de voir la plaine étendue qui la borde des deux côtés, inculte et pour ainsi dire méprisée. Comment un peuple, dont le caractère distinctif est la paresse et la nonchalance, peut-il se résoudre à abandonner une terre si fertile, qui, en l'enrichissant, lui éviterait souvent des fatigues et de grandes souffrances? un soin de quelques jours lui donnerait une nourriture de plusieurs mois; et deux années de persévérance le combleraient à jamais des dons précieux, que sur le sommet des montagnes, un vent impétueux ou toute autre catastrophe peut si facilement lui enlever. Je m'étonnais avec raison, à Guham du peu de nourriture que prenaient les habitans même après un travail long et assidu; ici on serait |
effrayé de la voracité des Naturels des Mariannes, et, si j'en excepte les chefs, dont l'appétit est plus grand, et paraît moins facilement satisfait, je ne conçois pas qu'une nourriture si faible puisse suffire aux besoins de l'homme. Les arbres qui couronnent les montagnes sont, en général, utiles et vigoureux. Des bananiers, des rima, des palma-christi, des tamariniers les ombragent; les uns et les autres descendent aussi dans la plaine, mais n'y acquièrent pas la même vigueur. Les cocotiers surtout qui bordent le rivage, et les rima qui entourent les maisons, ne s'élèvent que très-modestement. Leurs fruits sont petits et rares, leur feuillage flétri et peu étendu. Le Roi fait bien des concessions de terrains aux habitans qui viennent lui en demander; mais je voudrais que cette faveur ne fût accordée qu'à ceux qui s'engageraient à les cultiver; et si, après un temps prescrit, j'y trouvais la même stérilité, effet de la paresse ou de l'insouciance du propriétaire, non-seulement je le priverais d'un don qui n'aurait été que conditionnel, mais encore je le punirais d'avoir abusé de la bonne-foi du bienfaiteur, et du tort qu'il se serait fait à lui-même. Ne retirant pour ainsi dire aucun impôt de revenu des terres, il parait d'abord qu'il doit importer fort peu au souverain qu'elles soient cultivées avec. |
soin, ou abandonnées à leur propre fécondité; mais en y donnant la plus légère attention, on sent de quelle importance il est pour un État de ne pas négliger des richesses si grandes et toujours certaines. On est déjà bien heureux, quand on peut se passer d'un secours étranger. Je conçois que Tamahamah I. |
Notre botaniste, dont le zèle augmente en proportion des difficultés et des fatigues, a parcouru une grande partie des hauteurs qui dominent la ville. Il nous a assuré que la végétation y était très-vigoureuse, et qu'il serait excessivement facile de diriger dans la plaine, par des canaux peu profonds, les caux qui fécondent ces sommets, et qui sont perdues pour les habitans, dont les ressources n'existent qu'auprès du rivage. |
LETTRE CVIII.
De Kayerooa.
Deux petits canons, ou plutôt deux obusiers, indiquent la maison du Gouverneur; et, à quelques pas de là, du côté du tombeau de Tamahamah, est une espèce de camp, armé d'une trentaine de canons recouverts de nattes, et gardé par quelques soldats avec des fusils. L'un d'eux tient à la main une clochette et un sablier, pour indiquer les heures des relais. C'est par ce camp que je passai pour aller voir le lieu où l'on avait déposé les restes de Tamahamah. Les Naturels qui m'y conduisaient me prièrent de m'éloigner un peu de ma route, et de m'approcher d'une grande pierre de taille, placée à un mur très-bas, et au pied de laquelle ils me firent entendre qu'était enterré le chef le plus chéri de toute l'ile. Je les suivis; et dès que nous y fûmes arrivés, chacun d'eux, avec un saint respect, s'approcha de cette pierre consacrée par l'amour et la reconnaissance, remua la terre, et la frappa trois fois du pied. Ils me prièrent de faire la même cérémonie, et dès |
que je les ens imités, ils m'en témoignèrent leur satisfaction par les démonstrations les plus vives. Ils répétèrent à diverses reprises le mot méitei, voulant me dire par là qu'ils me trouvaient bon et compatissant. Quelques instances que nous fissions, Bérard et moi, pour les prier de nous accompagner jusqu'au tombeau de Tamahamah, ils ne purent se résoudre à dépasser cette pierre sacrée; et par le mot tabou, ils nous convainquirent que cela leur était défendu. L'édifice qui renferme les dépouilles mortelles du Roi, dont on ne prononce ici le nom qu'avec la plus grande vénération, est un carré de trente pieds, bâti solidement en varech; les angles sont renforcés, et forment un léger avancement; la porte est en bois, haute de quatre pieds et demi, et fermée par un gros cadenas. Deux énormes bâtons en croix, placés à deux pas de l'entrée, indiquent que cette demeure est sacrée; et tel est le respect. de ces peuples pour les restes de leur Roi bien aimé, que celui qui franchirait cette limite payerait sur-le-champ de sa tête une coupable profanation. A côté de ce monument religieux, et plus près de la mer, on trouve un moraï, c'est-à-dire, un cimetière, dernière demeure des Rois qui ont gouverné cette île. Une douzaine d'idoles en bois, |
burlesques et colossales, les rappellent à la mémoire des sujets. Quelques-unes sont debout et couvertes d'offrandes; on voit dans leur bouche d'énormes poissons et des fruits, qu'on renouvelle dès que le temps les consume. Ce sont sans doute les statues des Rois qui ont bien gouverné; d'autres sont renversées sur la poussière, et couvertes à moitié de pierres et de débris; la juste indignation du peuple n'a pas voulu voir des tyrans à côté des Rois bienfaiteurs. Au milieu de ce moraï, fermé par une haie d'arêtes de cocotier, haute de deux pieds et demi, est un édifice semblable au tombeau de Tamahamah, mais plus haut et plus vaste, où sont gardés, avec indifférence, des meubles neufs et élégans, qui bientôt probablement seront dévorés par les insectes qui y ont établi leur demeure. Sur un côté de l'édifice est une petite croisée, par où seulement il est permis à quelques chefs d'inspecter ce triste lieu. Du reste, ce moraï paraît fort négligé, et le voisinage du tombeau de Tamahamah est peut-être cause de cet abandon. En prenant la route de Karakakooa, et après avoir dépassé le dernier quartier de la ville, on trouve encore, sur une hauteur qui domine la plage, un autre moraï, qui paraît moins abandonné, et où l'on compte une trentaine de statues, la plupart dans une posture très-indécente; mais le |
plus curieux de ces édifices, et en-même-temps le plus grand et le plus vénéré, est situé à un petit quart de lieue de là, et hors de la ville. C'est un enclos d'une centaine de pas carrés, fermé par une haie de bois de quatre pieds de hauteur. L'idole placée à la porte est très-soignée, et plus grande que les autres un grand nombre d'offrandes sont dans sa bouche; elle est placée sur un pieu de deux pieds de hauteur, qui lui sert de piédestal; et avec lui, elle a bien dix à douze pieds de haut. Sa tête est monstrueuse, et fait à-peu-près le tiers de la taille; elle est d'un bois dur et luisant on voit qu'elle a été sculptée pour rappeler la mémoire de quelque bon prince. :Les autres statues sont sur les côtés de l'enclos, toutes très-rapprochées les unes des autres. Cinq à gauche et debout, dont la dernière est coiffée d'un capuchon long, pointu, et peint en rouge; et six à droite la plus haute est étendue sur la terre, et sa voisine à moitié renversée. A quelque distance de ces dernières, on voit un édifice en bois, haut de plus de quarante pieds, vide en-dedans; et aux morceaux de bois qui le composent sont attachés des fragmens d'étoffes du pays, que les vents ont déchirés, et que le temps a pourris. A quelques pas de là sont quatre poteaux plantés à égale distance les uns des autres, et unis entr'eux par des branches |
d'arbre pelées. Deux autres poteaux beaucoup plus élevés et plantés au milieu, supportent une pièce de bois sur laquelle était le squelette d'un veau ou d'un énorme cochon, Quelques cocotiers flétris, et des bananiers grands et vigoureux, bordent cette enceinte, tandis que, dans un léger lointain, les hautes montagnes de l'île coupent l'horison; et, en suivant leur pente présque insensible, l'œil s'arrête à la pointe Kowlowa, où Cook a terminé sa glorieuse carrière. |
LETTRE CIX.
D'Owhyhée.
La pirogue que le Gouverneur avait expédiée auprès du Roi, pour lui donner avis de notre arrivée, revint peu de jours après, ayant à bord un Américain établi depuis quelque temps aux Sandwich; et un nommé Jack, pilote royal, et proche parent du Roi, chargé par Sa Majesté de nous féliciter de notre arrivée, et de nous engager à nous rendre au mouillage de Toyaï, près duquel il avait établi sa demeure depuis la mort de son père, et où nous trouverions un Français qui y jouait un certain rôle. J'étais avec le Gouverneur, lorsque la double pirogue qui avait conduit les députés déborda de la corvette, et se dirigea vers Kayerooa. Koakini tenait à la main le portrait de Tamahamah, assez bien peint par le dessinateur de l'expédition russe commandée par M. de Kotzebue, et dont il m'avait prié de lui faire une copie. Jack arriva bientôt près de nous; et à-peine se furent-ils serré la main, qu'ils poussèrent ensemble de grands cris, se |
frappèrent la poitrine, baisèrent à différentes reprises le portrait du Roi; et, pendant près d'un quart d'heure, répandirent des larmes avec une grande. abondance. Parmi le peuple qui nous entourait, quelques personnes, les femmes surtout, poussaient des cris de douleur, tandis que d'autres n'avaient pas l'air de s'apercevoir de cette scène de deuil. Quand les pleurs eurent cessé, je demandai à Koakini le motif de cette prompte désolation; et il me dit, en riant, que le souvenir de la mort de Tamahamah en était cause; et dès cet instant, il continua à s'amuser avec moi, comme si quelques larmes répandues avaient totalement effacé de sa mémoire les vertus et les grandes actions qui les avaient fait naître. Jack conserva visiblement sa douleur un peu plus long-temps, mais donna bientôt après toute son attention aux tours d'adresse et d'escamotage que je faisais pour m'amuser de leur surprise. Comme la ville de Kayerooa est la plus grande et la plus importante d'Owhyhée; qu'elle est aussi la plus peuplée, je puiserai chez ses habitans les traits qui peuvent servir à les caractériser. J'attends pour te parler des mœurs de ces peuples si curieux, une étude plus longue, qui cependant ne pourra m'en donner qu'une idée très-imparfaite, car les hommes qui, presque partout, sont les |
mêmes dans l'état de civilisation, diffèrent cependant beaucoup dans ces pays, où, selon l'impulsion de leurs chefs, la nature de leur climat, leur indépendance ou leur assujétissement, ils agissent d'après les mouvemens que la nature a mis dans leur cœur, ou selon d'antiques préjugés, ou d'après l'autorité d'un seul homme, dont l'ascendant change quelquefois une nation. Lycurgue avait fait de sa République une réunion d'hommes sages, laborieux, brûlans défenseurs de leur liberté; tandis que Périclès, en introduisant dans Athènes le goût des spectacles, de la magnificence, et l'amour des richesses, chassa pour ainsi dire du cœur de ses concitoyens, ce zèle ardent pour la gloire qui avait si long-temps effrayé Lacédémone; et du milieu de ses conquêtes, il put prévoir aisément la ruine de sa patrie, que les siècles opposent à ses lauriers. Lorsque dans une population de trois mille âmes, au plus, on voit deux individus au-dessus de six pieds, et quatre ou cinq de six à-peu-près; lorsqu'on en trouve une quarantaine de cinq pieds huit à dix pouces, et un grand nombre au-dessus de trois pouces, on peut en conclure, ce me semble, que les hommes y sont grands; et cependant King, dans la continuation de l'ouvrage de Cook, dit que les habitans d'Owhyhée sont d'une taille au-dessous de la |
moyenne. Quant à nous, nous en avons jugé trement; et dans les diverses relâches que nous avons faites dans cet archipel, nous avons souvent eu occasion de persister dans notre premier jugement. La couleur des Sandwichiens est terre de Sienne mêlée à un peu de jaune. Leur chevelure serait magnifique, s'ils la laissaient croître, car elle est naturellement luisante et noire comme du jais. Leur manière de se coiffer est élégante, et ajoute encore à leur taille. En général, ils se rasent les côtés de la tête, et laissent croître au sommet une touffe qui se prolonge jusqu'à la nuque, ce qui imite parfaitement la crinière qu'on attache à nos casques de dragons. Quelques-uns conservent tous leurs cheveux et les laissent flotter sur leurs épaules, ou les nouent avec beaucoup de grâce, à la manière des Carolins. Il n'y en a pas de crépus, mais j'en ai vu quelques-uns de bouclés, effet sans doute de l'habitude qu'ont tous les Sandwichiens de tremper souvent leur tête dans l'eau. Leurs yeux sont vifs et ont beaucoup d'expression; leur nez est un peu aplati, mais on en voit beaucoup d'aquilins. Leur bouche et leurs lèvres sont médiocrement grandes, leurs dents magnifiques, et on ne peut que les plaindre de cette fatale superstition, qui leur fait souvent un devoir de s'en arracher quelques-unes à la mort |
d'un ami ou d'un bienfaiteur. Ils ont la poitrine large, les bras peu nerveux, le ventre peu gros, les cuisses et les jambes assez fournies, les mains et les pieds excessivement petits. Tous, je crois, sans exception se font tatouer le corps ou quelques membres. Pour cet effet, ils adaptent à un petit bâton un os d'oiseau qu'ils ouvrent par le milieu, afin de lui donner deux ou trois pointes qu'ils trempent dans une couleur noire broyée avec du lait de coco et du suc de la canne à sucre; ils appliquent ces pointes sur la partie qui doit être tatouée, tandis que de l'autre main, et avec une petite baguette de deux pieds de longueur, ils frappent légèrement sur le bâton où est amarré l'os. Cette opération doit être peu douloureuse, puisque j'ai vu de jeunes filles la supporter sans donner la plus légère marque de sensibilité. Les dessins ne sont ni aussi réguliers, ni aussi bien faits que ceux des habitans des Carolines. Tantôt c'est une partie du corps qui en est couverte, tantôt un pied, tantôt la paume de la main, quelquefois même le dessus de la tête et le bout de la langue, comme l'épouse de Koakini et la veuve favorite de Tamahamah. En général, ils représentent des oiseaux, des éventails, des damiers, des ronds avec plusieurs diamètres; mais le plus souvent d'énormes rangées de chèvres, et presque |
toujours à la partie intérieure du bras, de la jambe et des cuisses. J'ai vu plusieurs habitans tatoués d'un seul côté, ce qui produisait un effet trèssingulier: on eût dit des hommes à moitié brûlés, ou barbouillés d'encre depuis le sommet de la tête jusqu'à l'extrémité des pieds. Une bizarrerie inconcevable, c'est que souvent ils laissent un dessin à moitié fini, comme si le peintre avait été découragé, ou que le personnage qui voulait s'en parer eût changé d'avis au milieu de l'ouvrage. Ces dessins ne déplaisent point au premier coupd'œil et sont très-goûtés dans la suite; mais la même superstition qui les prive de leurs dents, leur fait aussi une loi de se brûler toutes les parties du corps avec un fer rouge taillé en rond, de manière qu'à la première inspection, ces taches noires et livides ressemblent assez à des cicatrices. Quelques individus en ont en grand nombre sur toutes les parties du corps, et se font gloire de les montrer aux étrangers. Les femmes, à beaucoup près, ne sont pas aussi bien que les hommes, et leur taille est plutôt petite que grande. Elles ont infiniment plus de goût qu'eux pour les cicatrices dont elles couvrent tout leur corps. Les parties les plus délicates, telles que les joues et le sein, sont celles qu'elles s'appliquent à orner. Quelle coupable profanation! La gorge |
des Sandwichiennes peut, en général, rivaliser avec ce que les Anciens nous racontent de celle des Grecques et des Géorgiennes. Dégagée d'entraves et de lacets, elle acquiert toute l'élasticité et la grosseur que lui destinait la nature. Elle n'est ni trop grande, ni trop petite, mais dure et séparée; les larges épaules des filles la font encore plus ressortir, et c'est peut-être à cet avantage ainsi qu'à la petitesse de leurs pieds et de leurs mains qu'elles doivent les hommages que leur prodiguent assez volontiers les étrangers. Du reste, leur démarche n'a rien de gracieux, leur langage rien de cette douceur qui caractérise les femmes des Mariannes. Elles sont d'une propreté exquise; mais, comme je te l'ai déjà fait remarquer, elles ne se piquent jamais ni de cette modestie qui embellit même la laideur, ni de cette coquetterie qui met un prix aux faveurs et prête plus de charme aux plaisirs. Leurs gestes sont indécens, leurs agaceries obscènes, leurs regards peu expressifs. L'habitude qu'ont les plus vaines d'entr'elles de se blanchir le toupet et quelquefois tous les cheveux avec de la chaux vive, achève de les défigurer en leur donnant un âge qu'elles n'ont pas. Peins-toi, si tu le peux, le contraste que produit cette espèce de couronne blanche sur une peau olivâtre et à teintes inégales. Leurs cheveux sont généralement courts; il est vrai que |
la mort de Tamahamah a, chez quelques-unes, causé ce sacrifice généreux; mais Cook avait déjà fait la même remarque. Elles ont un grand amour pour les couronnes de verdure. Les princesses et les hautes dames se sont réservé le droit exclusif de se parer de fleurs de vacoi très-jaunes, enfilées dans un jonc. J'ai remarqué qu'elles ne portaient presque toutes qu'une boucle d'oreille; mais ce qu'on observe le plus généralement, c'est leur passion ou plutôt leur folie pour les colliers. Elles s'en font avec des fleurs, quelquefois même avec des fruits très-grands (jamrosa), et toute espèce de plantes. Les personnes de considération en ont en cheveux tressés et passés dans un os recourbé, d'une grosseur vraiment colossale. On voit dans la campagne quelques jeunes personnes qui, pour garantir leur sein de l'ardeur du soleil, le couvrent parfois avec une feuille de bananier, ce qui rappelle assez grótesquement ces naïades antiques, que l'imagination des poëtes nous représente sortant des eaux pour venir folâtrer avec les mortels. Les traits des femmes n'ont pas plus de douceur que ceux des hommes; leur voix n'est pas toujours moins sonore; et l'imprudent qui tenterait de chercher dans le crépuscule une Vénus d'Owhyhée, courrait le risque, je crois, de s'adresser souvent à un Hercule. Il ne résulterait de cette méprise qu'un petit retard, et |
le demi-dieu qui dans la fable ne s'amusait qu'à combattre les géants et les monstres, est plus humanisé dans ce pays, où il ne se plait qu'à rendre service aux étrangers. |
LETTRE CX.
D'Owhyhée.
Le 8 mai 1819, Owhyhée a été le théâtre d'un événement terrible, qui a plongé cette île dans la consternation, et qui non-seulement a éteint dans le cœur de ses habitans l'orgueil qu'ils avaient puisé dans le souvenir de leurs glorieuses conquêtes, mais encore qui leur a fait entrevoir un avenir rempli de craintes et de tristesse. Je n'ai jamais pu lire, dans Tacite, l'admirable récit de la mort de Germanicus, sans m'attendrir sur le triste sort de ce grand homme, et sans déplorer les malheurs d'une ville livrée à la barbarie d'un tyran. Ici, dès qu'on cherche à persuader aux habitans qu'ils ont peu de chose à faire pour connaître le bonheur, leurs regards inquiets se tournent vers le passé, leur prévoyance redoute l'avenir, et leur cœur, déchiré récemment par la mort de Tamahamah, prononce ce nom chéri avec respect, et ne trouve dans les qualités du fils aucun motif de consolation pour une si grande perte. Les peuples de cet archipel étaient à la veille de |
recueillir les fruits de leur courage et de leur persévérance; ils allaient goûter les avantages d'une civilisation qui prenait naissance sous les plus heureux auspices; un instant les a replongés dans cette nuit dont leurs armes victorieuses venaient de déchirer les voiles. Tamahamah, sur un lit de douleur, voyait approcher le moment qui devait l'enlever à l'amour de ses sujets. Il venait de punir quelques rebelles révoltés, et avait établi sa puissance sur des bases fermes et durables. Il ne redoutait pas la mort; son grand cœur l'avait appelée et bravée mille fois au milieu des dangers; mais il regrettait une vie qui aurait pu encore être utile au peuple qu'il avait gouverné. A-peine eut-on des craintes pour une vie si chère, que les devins, les charlatans, les prêtres de toutes les îles furent convoqués à Kayakakooa. Soins inutiles! Tamahamah avait vécu. Des courriers dépêchés à chaque instant du jour apportaient aux villes éloignées des nouvelles d'une santé de laquelle dépendait le bonheur ou le malheur de tous. Il sentit bien alors tout le prix de l'amour et de l'attachement des sujets pour un bon prince; mais voyant que tous les efforts étaient inutiles, il consacra encore ses derniers instans au bien-être de ses peuples. |
Il appela auprès de lui son fils et ses principaux chefs, qui renfermèrent leur douleur pour lui faire moins regretter une vie illustrée par tant de glorieux succès; il leur en témoigna toute sa reconnaissance; et s'adressant à celui qui allait hériter de son autorité*:
* Tous ces détails m'ont été donnés par M. François Marin, établi depuis long-temps à Wahoo. |
Dès que cette triste nouvelle se fut répandue dans la ville et au loin, le peuple, à l'envi, poussa des cris de douleur; chacun croyait avoir perdu un bienfaiteur, un père. On se frappait la poitrine, on s'arrachait les cheveux, on se roulait dans la poussière; tous les animaux domestiques qu'on put atteindre furent sacrifiés, un grand nombre de maisons renversées. Pour éterniser la mémoire de ce funeste événement, presque tous les habitans se firent sauter plusieurs dents; ils gravèrent sur leur bras le nom chéri de Tamahamah, et l'époque fatale qui leur avait enlevé un si bon prince; les femmes firent toutes le sacrifice de leurs cheveux, et avec un fer ardent se couvrirent le corps de brûlures. A Kayakakooa, tout le monde se réunit sur la place publique, en remplissant l'air de gémissemens; une trop vive douleur tenait les cabanes désertes, et l'on se faisait gloire de montrer les cicatrices que l'amour semblait avoir ordonnées. Ceux qui, des campagnes lointaines, se rendaient à la capitale pour se convaincre d'un si grand malheur, craignaient de s'interroger sur les routes, et se regardaient avec effroi, en se serrant la main. Les chefs surtout, les premiers officiers qui avaient |
partagé les dangers et la gloire de Tamahamah, voyaient dans cette mort fatale le triste présage de toutes les calamités. Trois jours et trois nuits se passèrent à Kayakakooa, sans que le peuple osât quitter la place publique; et tel était son attachement pour son Roi éteint, que celui qui s'était le moins meurtri le corps et le visage, honteux de marques de douleur si légères, s'adressait de nouveau à son voisin, le suppliait de lui faire encore sauter une ou plusieurs dents, et de lui remplir le corps de brûlures et de nouvelles cicatrices. Ces scènes de désolation ne se passaient pas seu– lement à Owhyhée, et sous les yeux des principaux chefs, mais elles avaient lieu avec la même fureur, ou plutôt avec la même cruauté, dans toutes les autres îles. On n'eut pas besoin d'interdire les amusemens et les jeux pendant plus de quinze jours on ne sortit de chez soi, ou l'on ne quitta la place publique d'où l'on voyait le tombeau de Tamahamah, que pour subvenir aux besoins de la vie. Les conversations ne roulaient que sur Tamahamah; chacun citait de lui quelque trait de courage extraordinaire, tous vantaient sa justice et sa bonté. On s'endormait au milieu de ces entretiens consolateurs; on se réveillait au lever du soleil pour continuer les mêmes éloges. Il était le roi de ses peuples, le juge de ses sujets, le |
protecteur de l'opprimé, la terreur de ses ennemis. Aujourd'hui que la douleur de l'avoir perdu est un peu amortie, on ne parle encore de ses vertus qu'avec attendrissement. Deux amis ne se revoient jamais sans verser des larmes sur le souvenir de leurs beaux jours passés, et la première santé des repas est toujours adressée à Tamahamah. |
LETTRE CXI.
Baie de Kayakakooa (Owhyhée).
C'est par des actions vraiment étonnantes que ce Roi si regretté a mérité l'amour de ses sujets. Forcé l'audace coupable de quelques chefs rebelles, de portér la guerre dans les îles qu'on venait de faire soulever, il a toujours montré le courage le plus grand dans les périls, le talent le plus rare dans ses expéditions. Après avoir vaincu les Gouverneurs de Mowhée et d'Wahoo, qui avaient levé l'étendard de la révolte, et s'étaient fait déclarer Rois indépendans, il leur fit le procès dans les formes, et les condamna à être fusillés. Le nombre de ses troupes augmentait à proportion de ses besoins. Certains de la victoire, et glorieux de servir la bonne cause, ses sujets se faisaient enrôler avec joie, combattaient avec intrépidité, et mouraient sans regret. On a vu des femmes suivre les camps, donner dans les combats les marques du plus grand courage, et rivaliser de zèle et d'amour pour leur Roi avec les chefs les plus audacieux. Quant à Tamahamah, il défendit, à diverses |
reprises, à ses troupes, de porter avant lui les premiers coups à l'ennemi, et de quitter leurs rangs pour venir le défendre. On n'obéissait qu'à moitié à cet ordre, dicté plutôt par une imprudente' témérité que par la sagesse qui doit toujours présider aux actions d'un général d'armée. Si Tamahamah ne s'était illustré que par ses conquêtes, sa gloire serait courte, et peut-être que déjà il serait mort tout entier, tandis que les bienfaits dont il a enrichi ses peuples lui assurent, pour ainsi dire, une nouvelle vie dans le cœur de ses sujets. Occupé toutefois des soins de maintenir sa puissance, et presque toujours en face de l'ennemi, il lui eût été bien difficile de purger son pays de toutes ces superstitions ridicules et de ces usages barbares qu'avaient adoptés ses ancêtres; mais ne pas les pratiquer, et leur donner par cette conduite une espèce de nullité ou plutôt de ridicule, c'était déjà ouvrir à ses sujets une nouvelle route, leur faire entrevoir de meilleurs principes, et les dégager, par son exemple, des liens honteux et héréditaires qui les avilissaient. Car ici, comme dans tous les pays civilisés, le peuple est presque toujours ce que le chef veut qu'il soit, et l'on trouve peu de panégyristes du vice, là où le Souverain protège la vertu. Tous les peuples ont eu une religion; c'est un point incontestable. Ici elle a été douce et |
bienfaisante, là cruelle et tyrannique. Telle nation s'est créé des dieux bons et généreux; telle autre a adoré les tigres et les serpens. D'un côté l'on a vu des offrandes présentées par l'amour et la reconnaissance; d'un autre des victimes sacrifiées par la crainte et la terreur. Chaque pays donnait à sa divinité le caractère qui le distinguait, et il ne serait peut-être pas imprudent de juger des mœurs de tant de peuples éteints ou à demi ignorés, par les images de leurs dieux et de leurs idoles, que les siècles ont respectées. On faisait encore, il y a huit à neuf ans, des sacrifices humains aux îles Sandwich; Tamahamah a détruit en partie cet usage sacrilège, que les nations de l'Europe auraient dû avoir aboli depuis long-temps. Dès qu'il s'agissait d'une affaire importante, comme du commencement d'une guerre, ou des résultats d'une bataille décisive, on cherchait à se rendre la divinité protectrice en lui sacrifiant un ou plusieurs hommes. A cet effet, une troupe de gens armés se mettait en embuscade sur un chemin ou auprès d'une place publique, et se précipitait avec de grands cris sur le malheureux qui passait. Son cadavre était offert aux dieux, et porté en offrande dans un temple, d'où le prêtre lançait ses oracles et encourageait les soldats ou les glaçait de frayeur. |
Si le soleil ou la lune s'éclipsait, malheur encore au premier individu sans considération qui se trouvait auprès d'un lieu taboué; il était sacrifié sans pitié, et c'était à sa mort que les Naturels attribuaient le retour de la lumière. Tamahamah est encore le premier qui ait osé abolir ce préjugé sanguinaire, sans craindre que le soleil lui refusât ses rayons. Mais comme, même dans les entreprises les plus sensées et les mieux réfléchies, il importe toujours de ne pas heurter de front les opinions du vulgaire et les préjugés de la multitude, Tamahamah craignit, par trop de violence, de forcer le peuple à résister à ses volontés, et à pratiquer secrètement les usages qu'il cherchait à détruire. Il mit donc sagement des modifications aux ordres sévères qu'il avait fait publier. Dès qu'un coupable était condamné à mort, au-lieu de l'immoler sur-le-champ, comme on l'avait toujours fait, on le réservait pour les occasions où leur religion et leur intérêt prescrivaient des sacrifices, qui se faisaient toujours avec beaucoup d'appareil. Il satisfaisait ainsi à l'humanité et aux principes religieux que ses peuples avaient contractés, et qu'il n'était pas encore en mesure de détruire entièrement. Le coeur de Tamahamah était bon, sans doute; son penchant le portait au bien; mais on déplore, |
même après tant de bienfaits, le malheur d'un peuple qui n'a pour se guider que les exemples et les leçons d'un homme qui ne connaît de la civilisation que les premiers degrés, et qui n'est pas encore assez éloigné de l'état de sauvage pour ne laisser en vigueur que des lois équitables, et pour abolir des usages dont la seule idée fait frémir l'humanité. Je t'en ferai connaître quelques-uns dans une autre lettre, où il sera question des fautes et des crimes punis dans ce pays, et des divers supplices destinés aux coupables. Tamahamah soldait ses troupes; mais la meilleure paye de ses soldats était le pillage, qui, après la victoire, était non-seulement permis, mais même ordonné. Il était rare aussi que dans ces expéditions si meurtrières, le massacre ne suivît pas toujours le triomphe; les vaincus eux-mêmes donnaient souvent l'exemple de cette cruauté inouie: malheur au soldat qui tombait en vie entre les mains des ennemis. Lorsque Tamahamah avait à punir la révolte de quelqu'un de ses sujets, les courriers qu'il expédiait aux îles soumises pour lever des troupes étaient reçus avec la plus grande distinction. Le Gouverneur ou le chef le plus marquant lui faisait trois questions: D'où venez-vous? pour quel motif? qui vous envoie? Dès que le courrier avait prononcé |
le nom de Tamahamah, le peuple se prosternait, et peu de jours après, une puissante armée était sur pied. Le nombre des fusils du Roi était immense, et son artillerie très-redoutable; mais on prétend, et j'ai peine à le croire, qu'il s'est refusé ce secours pour soumettre les îles révoltées. Une pareille conduite ne s'accorderait pas avec la prudence qui parfois semblait le caractériser. Il permettait à un soldat de prendre un taro, un coco, un melon, dans le champ de l'étranger; le soldat était puni s'il en prenait deux. Dans le premier cas, disait-il, le dommage était bien moindre que le bienfait; dans le second, il châtiait une injustice, puisque le premier besoin devait être satisfait. Il serait injuste de disculper Tamahamah de cet esprit de domination et de conquêtes qui faisait le principal fond de son caractère. Il demandait à tous les étrangers s'ils pensaient que ses doubles pirogues fussent assez grandes pour entreprendre des traversées de mille ou douze cents lieues, son intention étant de soumettre toutes les Iles des Amis et de la Société. Il eût été difficile que tant de victoires n'eussent pas enflé son cœur et servi d'aliment à son ambition. Il paraît, par ce que dit Vancouver dans son voyage, que Tamahamah, dans les premières années |
de son règne, n'avait pas encore assez de pouvoir pour maintenir ses sujets dans une entière obéissance. Des principaux chefs au Roi, la distance était trèspetite; et souvent le crédit d'un officier balançait celui du souverain. Pour sauver la vie aux infortunés Younc et Davis, son autorité seule n'a pas suffi; il a eu besoin de nombreuses escortes; mais dès qu'il s'est vu plus ferme sur le trône, il a su commander l'obéissance sans cesser de se faire aimer, ou plutôt c'est ce même amour de ses peuples qui faisait sa sauve-garde et sa sûreté. Sa taille était moyenne, son front couvert, ses yeux très-petits, ses muscles très-prononcés, sa force extraordinaire, son adresse merveilleuse. Il arrêtait en combattant les sagaies de l'ennemi, et ses coups étaient presque toujours mortels. Il avait dans sa jeunesse les manières brusques et sauvages, le regard cruel, le ton d'un despote; mais l'âge avait beaucoup adouci ses traits; et ses portraits les plus ressemblans le représentent sous la figure d'un bonhomme. Son costume, dans les derniers temps, était celui d'un capitaine de vaisseau anglais; et, aux combats, il était coiffé d'un casque de plumes, armé d'un sabre, d'un fusil et d'une sagaie, dont il se défaisait en commençant l'attaque. Son manteau était comme celui des autres chefs. A son exemple, tous ses soldats |
marchaient pieds nus; ils volaient à l'ennemi avec de grands cris, et leur signal de ralliement était le nom de Tamahamah*. * Il parlait l'anglais, mais ne savait ni lire ni écrire. Marini et tous les Américains établis aux Sandwich nous ont assuré qu'on l'appelait le Napoléon de la Mer du Sud. |
LETTRE CXIII.
D'Owhyhée.
Je t'ai peint sous les couleurs les plus sombres et pourtant les plus vraies la partie de la NouvelleHollande que nous avons visitée; je ne puis aujourd'hui trouver des expressions assez tristes pour te donner une idée de la côte devant laquelle nous sommes mouillés; mais pour la caractériser en partie, je n'ai qu'à t'assurer qu'elle fait regretter la presqu'ile Péron, et qu'on dirait que c'est l'empire de la mort. Nul arbre, nul arbuste, nulle teinte de verdure, nul quadrupède, nul oiseau, presque animer ce lugubre paysage. nul insecte pour A plus de deux lieues de distance, toute la côte est sillonnée de ravins tortueux et profonds, et coupée par de petits cônes et de légers monticules, soupiraux éteints d'antiques volcans. Des couches énormes de lave que battent les flots avec violence; des rochers massifs, percés par les rayons d'un soleil dévorant, et suspendus en voûte sur des précipices; des sentiers à peine formés, qu'on ne suit qu'en frémissant, et qui se perdent par intervalles |
sur les bords rocailleux de la mer, ou dans un lointain qu'on n'ose parcourir, tels sont les objets effrayans qui, sur cette terre inhospitalière, affligent les regards et attristent l'imagination. On déplore le malheur d'un peuple contraint souvent de parcourir d'un pas rapide ces affreux déserts, sans trouver une légère source, un seul petit ruisseau, où il ait la douceur d'étancher sa soif, un seul arbuste sous lequel il puisse se délasser de ses fatigues. Oh! qu'il est à plaindre l'infortuné qui ne peut pas changer de demeure, et qui a sans cesse devant les yeux un tableau qui lui rappelle les peines qu'il a souffertes pour soutenir sa misérable vie! C'est près de ce séjour de deuil et de tristesse que Riouriou, fils de Tamahamah, a, depuis la mort de son père, établi son domicile et sa cour. Les raisons qu'on nous en a données ne me paraissent pas admissibles. L'une ferait beaucoup d'honneur au prince; l'autre est trop contraire à ses intérêts. Dans une de nos visites à M. Younc, anglais octogénaire, et dont les seuls malheurs seraient un titre à la considération des étrangers, quand même ses jolies demoiselles n'inspireraient pas le plus vif intérêt, nous avons appris que le motif qui avait déterminé Riouriou à s'établir auprès de cet affreux séjour, était, que cette partie de l'île se trouvant infiniment pauvre, il ne se croyait pas |
engagé à fournir beaucoup de vivres à ses officiers, qui d'ailleurs retiraient la plus grande partie de leur subsistance de la baie, qui est extrêmement poissonneuse. Mais ici, il se présenterait une difficulté. La puissance de Riouriou n'est pas encore établie sur des bases assez solides pour qu'il ose se permettre de mécontenter ses premiers officiers. Un des conjurés a déjà levé une puissante armée; il campe à quelques lieues de Toyaï; il est peut-être à la veille de tenter quelque entreprise hardie; et il n'est pas de la politique de Riouriou de montrer à ses troupes que son intérêt seul est le mobile de ses actions, qu'il se croit assez puissant pour oser être injuste, et que tous doivent obéir à ses caprices plutôt qu'à la raison. Je croirais plutôt, et la conduite de quelques chefs qui l'entourent fortifie mon opinion, que c'est par leurs perfides conseils qu'il a fait choix d'un séjour si triste et si sauvage, et que le moment où les esprits sentiront toutes les peines qu'on leur fait déjà entrevoir, sera aussi le signal de la révolte, et peut-être de la chute de Riouriou. Un autre motif de ce séjour à Toyaï nous a été donné par un individu dont j'aurai occasion de parler dans une autre lettre; mais dès que j'aurai nommé sa patrie, on jugera de la foi qu'on doit ajouter à un pareil oracle. |
Ne soyez pas étonnés, nous dit-il d'un ton douloureux, de voir le Roi préférer ce séjour de tristesse aux campagnes plus riantes de Kayakakooa, ou aux jolis établissemens qu'on trouve dans les autres îles; la douleur de la perte de son père éteint en lui tout autre sentiment, et le désert le plus aride est désormais le séjour que son cœur préférera. Il a juré de ne jamais remettre les pieds dans la ville où il a eu le malheur de le perdre; vous allez voir Riouriou, ajouta-t-il, et vous vous attendrirez avec lui..... Nous l'avons vu, et il a ri avec nous. |
LETTRE CXIV.
D'Owhyhée, mouillage de Tayaï.
Une misérable cabane en chaume, large de douze à quinze pieds, longue de vingt-cinq à trente, dans laquelle on n'entre que par une porte basse et étroite, quelques nattes sur lesquelles sont couchés des colosses à demi nus à qui l'on donne le titre de généraux, de ministres; deux chaises, où s'asseyent, les jours de cérémonie, un homme gros, gras, sale, lourd, fier; une femme grande, à moitié habillée, se laissant caresser par tous les étrangers, mais n'accordant la dernière faveur qu'à son joufflu de mari, en proie à la gale et à je ne sais combien d'autres maladies dégoûtantes; des murs de feuilles de cocotier assez bien liées; un toît de goëmon fort négligé, qui n'est qu'un faible obstacle contre les vents et la pluie; tel est le palais du souverain des Sandwich; tels sont le Roi et la Reine d'Owhyhée; telle est la digne cour qui les entoure. Une foule nombreuse de soldats armés de fusils, qui se promènent rapidement devant cette noble demeure, au bruit d'une clochette que l'un deux |
agite par intervalle, quelques canons braqués contre la mer, et un pavillon hissé au haut d'une longue perche indiquent qu'on se trouve auprès de la demeure d'un Roi. C'est pourtant du fond d'une cabane semblable que le génie de Tamahamah I.er lançait, dans sa colère, ces ordres terribles qui faisaient frémir ses ennemis; c'est à l'aide de ces mêmes hommes que nous voyons aujourd'hui, qu'il a osé entreprendre de si vastes projets, et qu'il a soumis tant de monde à sa domination. La cour de son fils n'est pas toujours aussi nombreuse, ses chefs ne sont pas toujours si indolens; lui-même se montre quelquefois avec une certaine majesté aux yeux des étrangers; et la première fois que je l'ai vu, j'avoue qu'il m'a paru représenter avec assez de dignité. Son costume était celui d'un colonel de hussards, son chapeau celui d'un maréchal de France, et sa femme était fagotée avec assez de luxe, mais dans le genre de ces Anglaises longues et serrées, que Vernet, dans la rue du Coq, expose aux risées des Parisiens désœuvrés. Leurs chaises étaient recouvertes d'un riche tapis de soie à bandes noires et jaunes, et tout cela, transporté dans un appartement plus propre, n'aurait pas laissé que de surprendre très-agréablement l'étranger, prévenu déjà contre le pays et le luxe du Souverain. Voici à quelle occasion j'ai eu la faveur de voir |
tánt de belles choses, et le motif qui les a exposées au grand jour. L'individu Gascon dont je t'ai déjà parlé, et que je me propose de te présenter bientôt, instruit que j'étais le dessinateur du bord, vint me saluer à mon arrivée à terre, avec des manières tout-à-fait gracieuses, et me conduisit, ainsi que MM. Requin et Dubaut, dans l'appartement où les veuves de Tamahamah consumaient leur vie dans une mollesse et une oisiveté qui feraient honte à des chanoines. Là, pour nous donner une idée de sa faveur et de son crédit, il s'approcha bénignement de la favorite du défunt, et lui donna de légers coups du dos de la main sur la joue, ce qui ne semblait pas trop l'amuser. Mais comme après ces caresses protectrices, il lui tâtait le pouls et faisait certaines grimaces de charlatan, nous nous empressâmes de lui demander s'il exerçait aussi les fonctions de médecin de la cour; et dès qu'il nous eut répondu que c'était lui qui avait traité Tamahamah, nous ne fûmes plus surpris d'une mort si fatale à ces iles. Après quelques petites caresses aux autres Reines, car il nous fit entendre qu'il ne fallait mépriser personne, il leur prodigua à toutes en général les complimens en usage dans son pays. A tant de manières ridicules, aux attouchemens inutiles et au ton papillonné qu'il se donnait avec les princesses, |
on eût dit que notre docteur avait pris des leçons de quelques- -uns de nos modernes Hypocrates d'Europe. Mais hélas! l'infortuné ne savait absolument rien; et armé de la boîte avec laquelle il faisait ses sacrifices, il donnait l'ipécacuanha et de la scille à ceux qui avaient du rhume, et prodiguait le séné, la manne et la casse aux infortunés qui auraient dû vomir. Cependant il nous avait promis de nous présenter au Roi; mais comme il voulait sans doute un prétexte, il me demanda si je ne serais pas bien-aise d'avoir son portrait; je lui répondis que j'en serais enchanté; là-dessus il nous dit qu'il allait nous annoncer, et nous laissa dans l'appartement des princesses, où nous pûmes, pendant une demiheure, faire nos observations. La Reine-mère, favorite de Tamahamah étendue sur des nattes très-fines, était enveloppée dans une pièce d'étoffe couleur M.Ile de Lavallière, d'une grande beauté. Sa figure est intéressante, sa grosseur extrême. Ses yeux étaient abattus par une légère indisposition, ses manières très-engageantes, et en la considérant davantage, on n'est pas surpris du vif attachement que Tamahamah åvait pour elle. Ses jambes, la paume de sa main gauche ainsi que sa langue sont tatouées avec art, et l'on voit sur son corps un grand nombre de traces de |
brûlures et d'incisions qu'elle s'est faites à la mort de son mari. Elle nous offrit de la bière avec beaucoup d'obligeance; elle trinqua avec nous, et à son exemple, nous portâmes la santé de Tamahamah. Un jeune homme, fort propre et trèsbien fait, agitait devant elle un éventail élégant, de plumes de divers oiseaux, tandis qu'une jeune fille, par intervalles, lui présentait un petit vase de calebasse à moitié rempli de fleurs, et recouvert d'un mouchoir noué, dans lequel elle crachait. Ce vase était aussi offert aux autres princesses; mais on voyait clairement que tous les soins et les plus grands égards étaient pour la favorite appelée Tamahamaroo. Les Reines étaient au nombre de cinq, et celle dont je te parle, qui pesait au-moins quatre quintaux, était la moins massive. Les autres étaient plutôt des masses informes de chair que des figures humaines. Deux d'entr'elles ressemblaient passablement à ces éléphans de mer qui se traînent, dit-on, si péniblement sur le rivage. Toutes étaient couchées sur le ventre, et j'avoue que je n'ai pas vu une seule femme des îles Sandwich, seule sur ses nattes, étendue sur le dos. L'appartement qu'elles occupaient était petit et encombré de calebasses, de nattes, de petits coffrets de Chine, d'étoffes anglaises et du pays, jetés |
comme par hasard dans tous les coins. La porte était obstruée par une foule nombreuse de peuple; et un corps-de-garde établi auprès, veillait à la sûreté des princesses. Lorsque nous avons demandé quels étaient leurs divertissemens, et comment elles passaient leur vie, on nous a fait entendre qu'elles s'occupaient de ne pas mourir, ce qui est assez difficile avec un médecin de la force de celui dont je t'ai parlé. Heureux ceux qui peuvent se passer de lui! heureux ceux qui n'ont pas besoin des autres !.... Cependant notre interprète officieux étant de retour, nous allâmes avec lui chez le Roi, qui nous reçut dans le costume brillant dont je t'ai parlé, mais d'un air si empesé, que nous jugeâmes bien que son corps était habitué à plus de liberté. Je le dessinai avec sa femme, et je joignis au tableau ses principaux officiers, qui étaient couchés à ses pieds, ainsi que les deux gardes à manteaux de plumes qui, le sabre nu, semblaient prêts à le défendre. Nous fimes cadeau aux souverains d'un schall de Madras et de belles boucles d'oreilles; mais nous eûmes le regret de voir qu'ils recevaient nos présens sans affection, et sans paraître y attacher le moindre prix. Avant de nous retirer, notre introducteur me pria de donner, en présence de la cour, une séance |
d'escamotage, et le Roi me présenta un jeu de cartes françaises; je me prêtai volontiers à leur invitation, et tout novice que je suis dans cette partie, je m'amusai beaucoup de la surprise des officiers, et surtout de l'air hébêté du Roi. Son épouse, avec des manières tout aimables, me supplia de lui enseigner plusieurs tours; j'y consentis, et j'eus le plaisir de la voir en saisir quelques-uns avec une adresse étonnante. Cette jeune personne est sœur de son mari. Elle a dans les manières quelque chose d'enfantin, de doux, peut-être même de niais, qui ne lui sied pas mal. La présence du Roi ne met aucun obstacle à ses témoignages d'affection, à ses tendres caresses. Tous les étrangers qui lui plaisent sont ballottés par ses jolies mains, et ont la permission de juger par eux-mêmes de l'élasticité de son sein, et de la finesse de sa peau. Elle n'attache aucune conséquence aux baisers qu'on lui prodigue aussi sans conséquence; elle les rend par enfantillage. Offrez-lui la main, elle la prendra avec empressement, et vous la serrera avec affection; amusez-la de quelque curiosité, sa bouche qui est fort bien ornée, vous en remerciera par un baiser. A chaque tour d'escamotage que je faisais, j'avais pour récompense quelque nouvelle preuve de sa joie et de sa reconnaissance, et j'avoue que je fus |
très-faché de ne pas en savoir davantage, et que je me répétai quelquefois. Nous l'avons vue un jour se baignant au bord du rivage: elle s'avança pour nous appeler, et sans la foule qui nous entourait, je crois qu'elle eût tout permis aux plus indiscrets d'entre nous. Je conseille fortement aux étrangers de faire avec empressement la connaissance de cette intéressante personne, s'ils veulent passer quelques momens agréables à Owhyhée: elle s'appelle Kaou-Onoé. Sa taille est de cinq pieds six pouces français; ses épaules sont larges, son sein petit, ses yeux amoureux; ses bras, ses cuisses et ses jambes potelés, et ses mains et ses pieds excessivement délicats; sa propreté remarquable. Elle a sur le corps quelques traces rondes des brûlures qu'elle s'est faites à la mort de son père, et j'ai remarqué avec plaisir qu'elle ne s'était enlevé aucune dent. Le roi Riouriou a quatre autres épouses; mais on voit aisément que c'est Kaou-Onoé qu'il affectionne le plus. Les choses les plus singulières aux yeux des Européens sont ici très-naturelles; et nous sommes souvent frappés ou scandalisés de certains usages auxquels les Sandwichiens n'attachent aucune conséquence. Par exemple, le Roi actuel a épousé une des veuves de son père, nous ` |
a-t-on dit, par amour pour le défunt. Au surplus, si Kaou-Onoé a jamais une rivale, je ne crois pasq u'elle se trouve parmi les princesses d'aujourd'hui, dont l'une cependant est assez jolie et obligeante. La reine Kaou-Onoé était seule dans l'appartement de son mari, lors de notre première visite. Les autres princesses se tenaient dans une cabane voisine, où elles nous prièrent d'entrer. Là, nous fumes témoins d'une scène tout-à-fait intéressante. Le frère de la favorite qui revenait d'Wahoo, entra avec une visible émotion dans cet appartement. Kaou-Onoé, qui nous y avait accompagnés, l'embrassa avec la plus grande affection; et tandis que nous remarquions la différence de ses tendres caresses avec celles des autres souveraines, nos oreilles furent frappées des pleurs et des gémissemens que poussaient au fond de l'appartement une foule d'autres femmes accroupies sur leurs talons. On garda un silence religieux pendant quelques instans; et le souvenir des vertus du grand Tamahamah était sans doute l'objet de leurs méditations..... Il n'est pas méchant le peuple à qui le souvenir d'un bon Prince fait verser tant de larmes. On s'embrasse ici, en appuyant les nez l'un contre l'autre, et en aspirant fortement. Si nous en croyons certains rapports, on commence cependant à apprécier nos baisers d'Europe. |
LETTRE CXV.
D'Owhyhée (îles Sandwich).
Henri IV avait bien raison de dire à ce paysan qui se plaignait à lui de la mauvaise qualité de ses terres: Plantez-y des Gascons, ils prennent partout. Nous en avons vu un ici; et c'est celui que je me suis engagé à te faire connaître, qui prend jusqu'aux usages les plus ridicules du pays. Il n'a pas la stature colossale des chefs de Tamahamah; mais sa taille est bien de 3 pieds 10 à 11 pouces. Une touffe de cheveux bouclés avec art et prétention descend jusque sur sa bouche, et folâtre avec les zéphirs. Au premier coupd'œil, on porte sur M. Rives un jugement que la suite et un mûr examen fortifient de plus en plus. Il est de Bordeaux, c'est-à-dire, d'un pay's où les bons mots ont pris naissance, où l'esprit est héréditaire dans presque toutes les familles, et où le caractère national est l'espiéglerie, la goguenarderie, et un goût particulier pour ces petits mensonges, pour ces agréables hyperboles, qui font un des principaux charmes de nos entretiens familiers. |
Eloigné de sa chère capitale depuis sa plus tendre enfance, il n'a pas saisi, ou plutôt il n'a jamais connu la gentillesse de ses compatriotes, mais il n'a pu en perdre tout le caractère; et ses mensonges, s'il les disait avec plus de grâce et de finesse, seraient le seul côté par où on pourrait deviner sa patrie. Le premier jour qu'il est venu présenter ses hommages à notre commandant, il était accoutré d'une manière si grotesque, que nous pensâmes d'abord que c'était un sauvage dont on avait voulu se divertir; mais dès qu'il eut prononcé: Messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer avec le plus profond respect; nous reconnûmes avec quelque regret le héros qu'on nous avait annoncé à Kayakakooa; et plusieurs enfans de la Garonne que nous avions à bord, rougirent presque de leur compatriote, et furent tentés de le renier.... Un habit de soie, d'une ampleur et d'une longueur démesurées, battait ses jambes enveloppées dans des bottes à l'écuyère passablement faites; ses pantalons et ses gilets étaient fort propres; mais pour les ajuster à sa taille, il était forcé d'en assujétir l'ampleur par des épingles et des lacets. Le citoyen de Bordeaux nous parut si enchanté de se trouver avec des Français, qu'il y aurait eu de la cruauté de notre part de ne pas lui rendre ses |
politesses. Nous lui témoignâmes tout le plaisir que nous avions de le voir heureux, car il nous avait dit qu'il l'était; nous le félicitâmes de notre mieux de la faveur dont il jouissait auprès du Roi, car il nous en avait glissé, comme par hasard, quelques paroles; et le commandant l'invita à déjeûner, car on était bien aise de le rapatrier avec les cuisiniers français. Il avait été embarqué sur un navire américain, il y a quinze à seize ans; et son goût le portant vers les aventures romanesques, il quitta la jaquette de mousse, dit adieu à ses compagnons enfumés; et, dans son orgueil, il osa entrevoir un avenir plus riant, et qui satisfaisait déjà sa jeune ambition. Il eut d'abord quelque peine à s'habituer aux usages des Sandwichiens; mais à neuf ans, la nature a beaucoup de pouvoir; et cet âge si tendre n'est pas celui qui résiste le moins aux privations et aux souffrances. J'ignore comment il vécut les premières années de son séjour à Owhyhée; mais il est à présumer que quelque chef généreux et compatissant s'intéressa à lui, et l'aida à ne pas mourir. Petit-à-petit, le jeune Rives dut apprendre la langue du pays; il s'en servit d'abord pour persuader à son bienfaiteur qu'il était fils de quelque célèbre médecin*; et le voilà sur les traces de son * Et qui ne connaît le médecin Rives en France! |
père, s'essayant à enlever des soldats à Tamahamah, et s'engageant tacitement à lui en donner de nouveaux à l'aide d'une épouse qu'il s'était choisie. Le hasard guérit peut-être autant de malades que les bons médecins; et M. Rives, par quelques cures heureuses, dut bientôt se faire une certaine réputation, puisqu'il fut quelque temps après employé à la cour*. De là, quelques terres qu'on lui donna et qu'il embellit; de là, un plus grand nombre de pratiques; de là, quelques profits, et deux voyages en Chine, avec un navire d'Owhyhée, pour aller chercher les remèdes qui lui étaient nécessaires; de la enfin, la mort du grand Tamahamah. J'avoue franchement que je lui en ai voulu pendant quelques heures. J'étais allé à terre, dans l'intention de revenir à bord avant l'heure du diner. Je ne sais comment sa diable d'éloquence me subjugua; mais il est certain que je me trouvai forcé d'accepter un diner qu'il me proposa chez le premier ministre du Roi, pompeusement appelé Pitt par les Anglais, auquel il m'avait annoncé sans m'en prévenir. Le couvert fut bientôt mis: on servit * Il m'a raconté que la favorite de Tamahamah, souffrant un jour de fortes coliques, l'envoya chercher; qu'après quelques grimaces, il rentra chez lui, qu'il pila du gazon dans un vase, qu'il y jeta de l'eau, et qu'il en fit avaler un grand verre à la Reine, qui fut guérie une heure après. On lui donna pour cette cure deux belles perles, qu'il troqua à Kanton contre des drogues. Il se crut médecin. |
un morceau de cochon coriace, une calebasse à demi remplie de Poë*, un un plat de patates douces sur quelques nattes, et on m'invita à donner dessus. Je sentis dès-lors ma faute et la perfidie du Gascon; mais comme il n'y avait plus moyen de reculer, je tombai en colère sur les patates, que je fis bientôt disparaître, et leur laissai de bon cœur les autres mets. Au commencement et à la fin du repas, on but de l'eau à la santé de Tamahamah; et nous nous levâmes, eux satisfaits et rassasiés; moi, honteux comme le corbeau de la fable, et résolu comme lui de me tenir dorénavant sur mes gardes. Cependant, le ministre nous laissa bientôt, alla vaquer à quelques affaires, et nous eûmes tout le loisir, M. Rives et moi, de faire notre cour à son épouse. Jusqu'alors c'était la plus jolie personne de l'ile que j'eusse vue; mais la sotte avait cru devoir se faire sauter deux dents incisives inférieures, afin de mieux honorer la cendre de Tamahamah. Son air espiègle, les caresses qu'elle se laissait prodiguer, la manière coquette dont elle y répondait; ses yeux fripons, ses jolies mains, son petit pied, toutes ces considérations auraient bien fait passer sur un obstacle, si M. Rives, qui probablement * C'est la pâte faite avec la racine du taro (Arum esculentum). |
avait résolu de m'être contraire ce jour-là, eût voulu me donner un peu plus de liberté. Il tint ferme comme un roc, et ne voulut partir qu'avec moi. Nous prîmes donc congé de notre aimable hôtesse, et je ne pus m'empêcher de la plaindre d'être forcée de vivre dans un pays où l'on ne connaît point de remèdes contre la gale. En sortant de là, je trouvai un de mes amis, M. Gaimard; et nous profitâmes tous deux de l'obligeance de notre cher compatriote, pour aller auprès d'une fontaine minérale que la marée couvrait en ce moment, et pour faire une visite à un individu qu'il voulait nous montrer, et qui avait été condamné depuis peu à un supplice épouvantable. Cet homme, appelé Koérani, est âgé de trentesix à quarante ans; nous le trouvâmes vis-à-vis sa cabane, assis sur une pierre, et enveloppé d'une pièce d'étoffe bleue. Il avait eu le malheur de plaire à l'épouse d'un des chefs de l'île, qui, jaloux et surveillant, le surprit un jour en flagrant délit. Il en porta ses plaintes à Tamahamah, qui condamna le galant à avoir les yeux arrachés, ce qu'on exécuta aussitôt. Les yeux étaient très-bien cicatrisés. L'infortuné qui avait souffert cette cruelle et douloureuse opération se portait à merveille; et lorsque M. Rives lui demanda, de notre part, |
pour quel motif il avait été condamné, nous le vîmes sourire en racontant son histoire, et le malheureux paraissait encore s'égayer aux dépens du mari. Il nous dit que les paupières, après l'opération, avaient été enflées pendant quelques jours, et qu'il souffrit des douleurs assez violentes. Dans une de mes prochaines lettres, je t'expliquerai comment on exécute cette opération terrible, et tu frémiras d'horreur. Tamahamah I.er avait rendu sans doute de grands services à l'humanité, en abolissant dans ces îles quelques usages barbares; mais qu'il en existe encore de cruels, dont ce peuple stupide n'a pas le courage de s'affranchir!... |
LETTRE CXVI.
D'Owhyhée, rade de Toyaï.
On ne peut guère savoir jusqu'à quel point est fondée l'opinion de M. Younk, sur le motif du séjour de Riouriou à Toyaï, que peut-être luimême n'a fait que présumer. Il est toujours certain qu'il faut qu'il y en ait un très-puissant. Je t'ai déjà peint la côte devant laquelle nous sommes mouillés, et dont la stérilité s'étend bien au-delà de la pointe qui ferme la baie: l'aspect de la ville et de ses environs ne flatte guère davantage les regards, et la touffe des cocotiers qui bordent le rivage, et trois autres arbres qui se sont élancés comme hasard à l'une des extrémités de la ville par font encore mieux ressortir l'affreuse stérilité qui l'entoure. La maison de M. Younk est sans contredit la plus considérable, ou, pour mieux dire, la seule passable de Toyaï. Elle est placée sur une hauteur, d'où la vue s'étend au loin sur la mer et dans l'intérieur de l'île. A droite s'élève avec majesté le Mowna-Roa, dont la tête se perd dans les nues, |
et dont les flancs nus et dévorés par le soleil sont sillonnés par de tortueux ravins. La plus grande aridité règne dans toutes ses parties; quelques cratères éteints s'élèvent de différens points, et la mer frappe sa base avec violence. A gauche, le Mowna-Kaah domine les collines qui l'entourent; et du-moins, auprès de sa cime, on voit avec plaisir une végétation vigoureuse, que d'épais nuages couvrent presque toujours, en lui donnant la vie. Dans le lointain, et comme pour remplir symétriquement le tableau, le Mowna-Laé montre sa pente presque insensible, et se détache magnifiquement en bleu sur le paysage qu'il semble couronner. La teinte du terrain sur lequel est bâti Toyaï, est rougeâtre jusqu'au rivage; ce sont des débris de laves que le temps a pulvérisées, et qui se refusent à donner la vie au plus modeste arbuste. Deux cents cases à-peu-près forment la ville: elles sont basses, petites, mal couvertes; plusieurs n'ont pas plus de six à huit pieds de longueur; le peuple qui les remplit ne peut nullement souffrir de comparaison avec celui que nous avons vu à Kayakakooa. On respire dans le premier mouillage; il semble qu'on étouffe dans celui-ci; encore la cour de Tamahamah doit-elle lui donner un peu de vie. Sur une colline opposée à celle sur |
laquelle est située la maison de M. Younk, et un moraï prodigieusement grand, et fermé par un petit mur de pierres de quatre pieds de hauteur. Les statues qu'on y voit sont colossales et régulièrement placées: j'en ai compté plus de quarante; le terrain est couvert de cailloux, jetés là visiblement avec intention; mais j'ignore pour quel motif. Un naturel qui m'y accompagna me fit entendre que, sur la planche qui se trouvait au milieu de l'enclos, on exposait le cadavre de ceux qui avaient été étranglés ou lapidés, que ce lieu était taboué pour tous les habitans, excepté pour le grand-prêtre qui y venait journellement consulter les entrailles des victimes. M. Rives me confirma plus tard les renseignemens qu'on m'avait donnés, et que je n'avais fait que deviner. Immédiatement au-dessous de ce monument, est bâti un fort assez régulier, armé de vingt-deux canons. Il commande à la ville et à la baie, et, quoique dominé lui-même par le moraï, il n'est pas à craindre que l'ennemi cherche à s'emparer de cette hauteur, tant est grand le respect de ces peuples pour la religion de leurs pères. On appelle temple ici un lieu fermé par une petite haie d'arêtes de cocotier, au milieu duquel sont deux cabanes. La première sert de demeure au prêtre; dans la seconde il dépose les offrandes |
qu'on présente aux idoles, les consacre, et les suspend aux branches d'un bananier planté dans l'enclos ou au sommet d'une perche. La quantité des offrandes est quelquefois très-considérable, et j'ai vu les débris de quatre à cinq porcs, et d'énormes régimes de bananes offerts par la piété des habitans, et acceptés par la voracité de leurs dieux, qui ne manquent pas probablement de se montrer généreux à leur tour, et qui sans doute reconnaissent par leurs bienfaits une confiance si aveugle. On m'a assuré que les prêtres mêmes n'oseraient toucher à ces offrandes, et qu'une prompte mort serait le résultat infaillible de leur vol sacrilége. Ah! qu'il y en a parmi eux qui se sont exposés à la colère de leurs divinités, et qui se sont convaincus par expérience combien peu elle était à redouter! C'est ici surtout que la crédulité des peuples fait toute la science de ces dispensateurs de grâces éternelles. En parcourant les sentiers qui traversent, dans tous les sens, le village de Toyaï, on voit quelques groupes de personnes s'amusant à des jeux, et s'efforçant d'abréger la longueur de la journée par quelque exercice. Ces divertissemens du peuple feront le sujet d'une lettre, et je suis sûr déjà de te donner quelques détails curieux, négligés ou non observés par les voyageurs qui m'ont précédé. |
J'ai beau chercher, je ne trouve dans leurs récits presqu'aucune description d'une foule d'amusemens dont nous sommes témoins à toute heure du jour. Ont-ils été créés depuis peu? Je l'ignore; mais ce que je sais, c'est que la plupart d'entr'eux méritent d'être décrits, et que je goûtais le plus grand plaisir à y assister. On étudie un homme dans son ménage; on étudie un peuple dans les assemblées. |
LETTRE CXVII.
D'Owhyhée, mouillage de Toyaï.
Dans un pays où les hommes ne connaissent souvent de lois que leur caprice, et d'autorité que celle qui est appuyée par la force, il importe peut-être pour le bon ordre que le souverain soit redouté plutôt que chéri. On est trop près d'être victime quand on relâche de ses droits, ou qu'on ne frappe un criminel qu'en tremblant; et, au milieu d'un peuple sauvage et indiscipliné, il est toujours prudent et politique de faire sentir sa puissance, même à ceux qui servent à la maintenir. Les heureux résultats obtenus par Tamahamah I.er, et le feu de la discorde qui est à la veille d'éclater à Owhyhée, aujourd'hui que l'audace longtemps maîtrisée a pris la place de la crainte, sont les plus sûrs garans de la sagesse d'une pareille conduite. Comment répondre d'une troupe de mutins armés à qui la justice et la bonne-foi sont étrangères? Comment arrêter par la raison des hommes entreprenans qui n'en ont pas assez pour la connaître, et qui imputent à faiblesse l'humanité qui mettra |
un frein à votre ressentiment? Un seul trait décidé, une seule action vigoureuse rétablissent souvent le bon ordre et la tranquillité. Effrayée par un exemple sévère, la multitude rentre dans le devoir, et si elle refuse de se soumettre à la justice, du-moins obéit-elle à la crainte et à la terreur. Tamahamah I.er punissait sur un soupçon; son fils ne désarme pas un coupable. Le premier marchait contre un rebelle avant de lui avoir donné le temps d'augmenter le nombre de ses partisans; l'autre craint d'attaquer un chef séditieux placé à la tête de quelques individus remuans qui, dans tous les États, ne vivent que de désordre et de guerres intestines. Un rebelle‹ ennemi de Tamahamah tremblait même au milieu d'un succès; aujourd'hui celui qui aura levé l'étendard de la révolte peut se croire en sûreté après un échec; toute entreprise contre, l'autorité était téméraire alors; on peut maintenant être injuste et séditieux, et se soustraire au châtiment. Il est possible que le repos de Riouriou soit le calme du lion; mais, quand je vois un homme, un Roi, entouré de sujets dont le mécontentement éclate à haute voix; quand je sais que, soumis à des usages ridicules, et esclave des plus misérables préjugés, il craint, sur la foi d'un prêtre stupide, |
ou sur les insinuations perfides d'un ministre rusc, de tenter une affaire qui peut raffermir son trône chancelant, je conclus qu'un tel Roi ne veut pas garder sa couronne, et qu'il se verra quelque jour chargé de fers, avant d'être sorti de son coupable assoupissement. A-peine Tamahamah I.er eut appris à Owhyhée la révolte des Gouverneurs d'Whahoo et de Mowhée, qu'il assembla ses troupes et marcha contre ceux qu'il allait châtier. Les deux rebelles s'étaient fait déclarer rois des îles qui leur avaient été confiées. Celui de Mowhée périt courageusement dans la première bataille qu'il livra; l'autre fut fait prisonnier, et fusillé quelques jours après. Le vainqueur plaça au gouvernement de ces îles des hommes dont l'attachement lui était connu, y séjourna quelque temps pour montrer sa clémence, après y avoir déployé son courage, et revint à Owhyhée s'occuper du bonheur de ses peuples et plus encore du soin de sa gloire. D'abord pour se maintenir sur le trône, ensuite pour appaiser quelques troubles, il dut accoutumer ses soldats à la fatigue, aux privations, aux dangers. Plus sa puissance augmentait, plus son ambition acquérait de force. C'était trop peu pour lui que la souveraineté d'un groupe d'iles qui n'occupaient qu'un espace de cent ou deux cents lienes; il étouffait |
dans ses possessions, et, résolu une fois de les augmenter, il y employa tous ses soins. Il acheta aux étrangers deux ou trois petites goëlettes, un brick; il multiplia à l'infini ses grandes doubles pirogues; et, comme il l'avoua lui-même, il allait tenter la conquête des Iles des Amis et de la Société; mais la mort est venue mettre un frein à son ambition; il a péri au milieu de ses lauriers, et toutes les idées de grandeur et de puissance qui flattaient l'orgueil des compagnons de ses travaux, sont tombées avec celui qui les avait fait naître. Le nombre de ses pirogues était immense; on en voit plus ici dans un simple village qu'on n'en trouverait dans toutes les Mariannes. Il avait le droit ou plutôt le pouvoir de les accaparer; mais on lui doit cette justice, que jamais il n'a employé la force pour obtenir quelque chose de ses sujets. Ses troupes augmentaient en proportion de ses besoins, et, fiers de servir sous un chef si puissant et si belliqueux, les Sandwichiens s'enrôlaient avec joie dès que Tamahamah tentait quelque entreprise. Au milieu de ses succès, sa fierté eut cependant à souffrir un affront dont tôt ou tard il aurait sans doute cherché à se venger. L'île d'Atooaï avait pour chef un homme intrépide, à qui ses sujets étaient aveuglément soumis, et qui |
ne se laissait pas effrayer par les succès ni les menaces de Tamahamah. Elle est montagneuse, couverte de bois. Ses Naturels sont les plus intrépides des Sandwichiens, et les plus féroces. Ils lancent leurs sagaies avec une adresse merveilleuse; sont armés de fusils, d'arcs et de sabres; et loin de redouter les dangers, ils s'excitent mutuellement à les braver. Les principaux établissemens de l'ile sont protégés par des forts bâtis en pierres et hérissés de canons. Tamahamah avait inutilement tenté de s'en rendre maître et, dans les armées qui lui furent opposées, il trouva pour la première fois un courage et une résistance auxquels il ne s'était pas attendu. Il avait battu l'ennemi dans une bataille rangée; mais ce premier succès, loin de ralentir l'audace des Atooïciens, les avait animés d'une nouvelle fureur, et ils avaient juré à leur chef de mourir plutôt que de se rendre et de l'abandonner. Voyant que son expédition arrêtait l'exécution d'autres projets, Tamahamah proposa une trève, et pendant ce temps, on fit un accord où il était stipulé que le chef d'Atooaï conserverait le titre de Roi, mais qu'il payerait un léger tribut annuel à celui d'Owhyhée. Cet arrangement eut lieu dix ans à-peu-près avant la mort de Tamahamah, qui, depuis lors, n'eut à punir que de faibles |
révoltes, et à renverser que des entreprises téméraires et inconsidérées. Ce ne fut qu'avec une espèce de dépit que le roi d'Atooaï se vit contraint de se soumettre au joug qu'on paraissait lui imposer; il résolut de le secouer à première occasion favorable, et la mort de Tamahamah vient de la lui fournir. Certain de l'apathie de Riouriou, il lui a fait savoir qu'il se déclarait libre, qu'il cassait les engagemens qu'il avait pris, et qu'il était prêt à repousser la violence par la force. Que du reste, on verrait peut-être bientôt quel serait des deux rois celui qui payerait un tribut à l'autre. Il est à craindre que Riouriou ne soit attaqué sous peu dans sa capitale, et que, profitant des dissentions qui diviseront ces peuples, et sous le prétexte de les pacifier, les Anglais ne s'emparent des forts, n'en bâtissent d'autres pour s'y maintenir, et ne montrent à l'Europe étonnée qu'il y a toujours dans leurs arrangemens quelque chose de louche et de perfide. Je m'expliquerai dans ma lettre suivante. |
LETTRE CXVIII.
D'Owhyhée (îles Sandwich).
Vancouver, dans son voyage autour du Monde, s'arrêta quelque temps aux Sandwich; et, dans une assemblée générale du Roi, des Reines et des principaux chefs, il obtint de Tamahamah qu'on mettrait toutes les îles de sa dépendance sous la protection des Anglais; ou plutôt il demanda qu'elles fussent offertes au Roi Georges, mais gouvernées par un chef sandwichien. La conjoncture, pour s'emparer dès-lors de ce riche archipel, était très-délicate; et le succès qu'auraient probablement obtenu les Anglais, eût été acheté par trop de sang; ce qu'il fallait éviter pour retirer quelque fruit d'une pareille entreprise. Et d'ailleurs, il importait de cacher aux yeux des nations l'odieux stratagème qu'on aurait employé, de se montrer philantrope, alors même qu'on violait les droits des nations, et de prévenir les justes reproches de la postérité. Cependant, par cette démarche politique (et j'entends par ce mot le sentiment qui fait seul |
agir cette puissance orgueilleuse), l'Angleterre se rendait comme la médiatrice de toutes les dissentions qui auraient éclaté aux Sandwich, et prévenait, par la convention qu'elle venait d'arracher, toutes les entreprises que d'autres puissances auraient pu tenter. Elle se doutait bien dès-lors, que les Rois qui succéderaient à Tamahamah,n'auraient ni le même pouvoir, ni le même courage, et qu'il serait facile dans la suite de soumettre un peuple qu'on aurait eu l'air de protéger. Déjà un bruit sourd circule dans ces îles que la puissance de Riouriou est prête à tomber en d'autres mains; on se dispose à une affaire générale, et les Anglais sont immobiles!... Patience. Un homme fin, rusé, perfide, ami de Tamahamah, dont il redoutait le mérite; ennemi de son fils, dont il méprise la faiblesse et les préjugés, va bientôt paraître sur la scène, et servir les intérêts étrangers, sans cesser de se maintenir dans le haut rang où il est parvenu. Il est persuadé, quelle que soit l'issue des événemens qui se préparent, qu'il aura assez fait pour être récompensé, si le succès répond à son attente, et qu'il aura toujours assez de crédit pour mépriser ceux qui oseraient l'accuser et le poursuivre, si le parti qu'il veut servir était vaincu. Cet homme artificieux était le premier ministre de Tamahamah, qui, après avoir puni le chef |
séditieux d'Whahoo*, l'avait placé au Gouvernement de cette île, la plus fertile de tout l'archipel, après Atooaï. Sa puissance n'était guère inférieure à celle du Roi; et les Anglais, pour reconnaître quelques services qu'ils en avaient reçus, l'appelèrent Pitt, du nom de leur ministre. Dès qu'il eut appris le danger de Tamahamah, il courut à Owhyhée, et mit à la place qu'il occupait un frère imbécille, dont toute l'occupation est de demander de l'ava à ses sujets, ou quelques verres de vin aux étrangers. Tamahamah mourut; divers partis se formèrent; les mécontens se retirèrent de la cour; pour lui, il resta auprès de Riouriou et des Reines, attendant l'occasion d'exécuter ses projets. D'abord, il feignit de partager la douleur publique; peu-à-peu il marcha hardiment à son but, et enfin, il vient de lever tout-à-fait le masque. Il connaît les principes de notre sage Europe; et, pour se procurer l'amitié de tous les étrangers, il vient de se faire Chrétien, persuadé que ce titre seul lui ouvrait le chemin des grandeurs.... Voilà l'homme qui prépare, dit-on, la ruine de son pays, et qui va le faire passer sous une domination étrangère. La cérémonie de son baptême a eu lieu à bord avec assez de pompe; il faut que je t'en fasse le récit. * Le Roi d'Whahoo était le père de Pitt. |
Le Roi voulut y assister. La Reine-mère l'accompagna. Le canot du commandant, sous les ordres de M. Jeanneret, fut chargé de transporter à bord tous les membres de la famille royale. J'étais à terre; et, désirant faire de cette scène le sujet d'un dessin, je préférai m'embarquer sur une double pirogue que le Roi avait fait préparer pour lui. M. Gaimard suivit mon exemple, et préféra cette embarcation à la yole qu'on nous avait envoyée. Le Roi demanda quelques momens pour s'habiller; et peu galant envers les dames, il se fit attendre plus d'une demi-heure. Ses deux plus chères épouses étaient déjà embarquées; avant d'entrer dans le canot, il se fit détabouer pour pouvoir se mettre à couvert du soleil sous une tente ou sous un parapluie. Sa mise n'était pas brillante; il portait une petite veste bleue légèrement galonnée, des pantalons verts colans, et un chapeau noir de paille: il ménageait ses grands costumes. Il fut le dernier qui s'embarqua; et nous remarquâmes qu'en entrant dans le canot, il appuya fortement son nez sur celui de la Reine-mère, et qu'ils répandirent tous deux quelques larmes. Son embarcation ouvrait la marche; la nôtre suivait immédiatement; et derrière nous étaient encore deux doubles pirogues, et quatre ou cinq simples, qui portaient des personnes de distinction. |
Il nous fut aisé de comparer la légèreté de ces diverses embarcations. Quand nous voulions atteindre celle du bord, nous n'avions qu'à recommander à nos conducteurs, qui étaient des officiers de Riouriou, de donner neuf ou dix coups de pagaie, et nous nous trouvions sur la première ligne. Mais pour hâter la marche générale, nous prîmes à la remorque le canot des princesses, et nous atteignîmes bientôt la corvette. Le Roi fut salué de onze coups de canon. Il descendit dans la batterie pour voir exécuter le feu. L'autel était prêt, M. Pitt était à bord depuis plus de deux heures; M. l'abbé de Quélen, notre excellent aumônier, officia tout simplement, ne pouvant se faire comprendre de l'auditoire qui l'entourait. Notre commandant était le parrain; M. Gabert, son secrétaire, la marraine; leur domestique, le sacristain. On offrit des chaises aux princesses, dont la plupart se couchèrent par terre, peu curieuses de voir ce qui se passait, malgré les pressantes invitations de M. Rives, qui leur disait que c'était charmant, et qui les exhortait à ne pas perdre l'occasion. J'ai vu le moment où son éloquence persuasive arrachait au démon une cinquantaine d'âmes, toutes étonnées qu'on eût l'air d'attacher tant d'importance à une cérémonie si simple. Plusieurs des officiers nous demandèrent |
combien on ferait sauter de dents, et combien on arracherait de membres à leur ministre; et nous cûmes beaucoup de peine à leur faire entendre que ces sacrifices étaient contraires à notre religion, et qu'il fallait y renoncer en l'adoptant. Ces bonnes gens, qui ont l'habitude de se plonger continuellement dans l'eau, ne pouvaient pas concevoir qu'on fit un si grand mérite à un homme qui s'en laissait répandre une cuillerée sur la nuque, et qu'on l'en récompensât. La marraine Gabert aurait bien voulu les convertir tous; mais, au moment où il commençait son sermon, on l'appela à d'autres fonctions, et il fut contraint d'obéir. Pendant la cérémonie, le Roi demanda une pipe et fuma. Les Reines étaient étonnées du costume brillant du prêtre, et de la beauté de l'image de la Vierge qui se trouvait sur l'autel, et demandèrent à la baiser. De temps-en-temps, elles nous priaient de leur faire apporter à boire; ce qu'on n'osait pas leur refuser, et ce qui les mit de bonne humeur, car la longueur de la cérémonie paraissait les avoir fatiguées elles visitèrent le navire avec empressement et curiosité; elles descendirent jusque dans nos chambres, et nous firent entendre qu'elles nous estimaient heureux d'avoir des couchettes si élégantes et si commodes. La femme du nouveau chrétien s'exposa, dans |
la batterie, à donner d'autres prosélytes à notre religion; et ce n'est pas sa faute, si son mari ne reçut sur le front, ce jour-là, que les caractères de son salut. Des rafraîchissemens furent prodigués à tout le monde. Le commandant invita à une collation les principaux des officiers, et nous jouìmes bientôt à notre aise du plaisir de nous trouver de nouveau seuls avec quelques engageantes personnes, et surtout avec la charmante Kaoo-Onoé, qui fut, ainsi que les autres princesses, excluse de la table du Roi. |
LETTRE CXIX.
D'Owhyhée (îles Sandwich).
Après avoir échangé quelques cadeaux avec M. Freycinet, le ministre Pitt nous dit adieu; et, muni de sa feuille de route pour le paradis, il alla se coucher au milieu de ses cinq épouses, et sacrifier à ses idoles. Il est singulier que ce baptême n'ait produit aucun effet parmi les chefs qui y assistèrent, et que le Roi ait permis ainsi publiquement à son ministre de changer de religion, dans un pays où l'on punit sévèrement un homme d'avoir violé le plus léger précepte de celle qui y est établie. C'est une bien grande atteinte portée à l'autorité du Souverain; et c'est une plus grande preuve de l'indépendance et du pouvoir de Louis Pitt. On ne peut guère, dans un pays si rempli de préjugés, distinguer, même après une étude longue et réfléchie, ceux qui ont pris naissance dans les caprices des premiers chefs, de ceux qui sont nés de la stupidité du peuple et de sa religion. Aussi, mon ami, sans entrer dans des recherches inutiles |
et fastidieuses, je te ferai connaître quelques-uns des usages établis dans tout cet archipel, sans m'inquiéter de la cause qui les a mis en vigueur. Une nation qui n'a d'archives que la tradition, doit souvent voler d'erreurs en erreurs, changer peut-être de systêmes à chaque siècle, et perdre son caractère primitif sans même s'en apercevoir. Nous savons, nous, ce qu'étaient nos ancêtres; et l'époque où la vérité de notre histoire est cachée dans la nuit des temps est fort reculée; peut-être que deux générations ont suffi pour donner à ces iles un caractère nouveau et des mœurs étrangères. Je crois t'avoir déjà dit que les sacrifices humains étaient encore en usage il y a dix ans. C'est à Tamahamah I.er qu'on doit l'abolition de cette coutume barbare; et, n'eût-il rendu à l'humanité que ce service important, il aurait des droits sacrés à la vénération des peuples et à l'adoration de ses sujets. Les sacrifices humains ont été en vigueur chez beaucoup de peuples; et, les Egyptiens, dont les mœurs étaient si douces, les Scythes, qui étaient si indépendans, les Mèdes si dévots, les Carthaginois si féroces et si indomptés, sacrifiaient à leurs idoles de bois ou de pierre des centaines d'infortunés destinés à acheter le succès d'une bataille ou la cessation d'un fléau. C'était par de |
semblables sacrifices qu'on cherchait ici à se rendre les divinités favorables dans toutes les entreprises. Encore à Carthage et dans d'autres pays, c'étaient les enfans des personnes les plus considérées qui étaient immolés, tandis qu'ici ce n'était jamais que des individus pris au hasard, ou des coupables condamnés pour quelques crimes. Il y a à Owhyhée des prêtres, des demi-prêtres, des grands-prêtres. Les droits de ces derniers s'étendent sur tous les citoyens, et même sur le Roi. C'est le grand-prêtre qui lui défend telle ou telle chose, qui lui en prescrit d'autres, et dont les ordres sont strictement exécutés. Sa sévérité ne pèse pas seulement sur les divers membres de la famille royale; il se condamne lui-même à des privations, à des souffrances, et ce qui est particulier, c'est qu'il ne se croira pas en droit d'user pour lui de plus de ménagemens qu'il n'en montre à ceux qui lui sont soumis. On dirait que, par sa conduite, il cherche à persuader au peuple que ses ordres ont un but, que ses arrêts sont dictés par une sagesse supérieure, et que ce serait un sacrilège de les violer. Cet homme si puissant et si révéré serait-il lui-même, le premier, victime des préjugés qu'il fait respecter? Il croit quelquefois avoir le pouvoir de commander aux animaux et même aux |
élémens. Il taboue la mer deux ou trois fois par mois, selon son caprice, c'est-à-dire qu'il lui ordonne de punir ceux qui oseront, malgré ses défenses, se baigner dans ses eaux ou dans les rivières qui lui apportent leur tribut. Le coupable qui braverait l'ordonnance du grand-prêtre serait à l'instant puni d'une manière bien cruelle, que je te ferai connaître bientôt. Deux fois par mois, il défend encore aux coqs de chanter, et celui qui brave sa défense est enfermé, le reste du jour, sans nourriture, dans un souterrain profond et tortueux, d'où ses cris ne peuvent être entendus. C'est lui qui consulte les entrailles des victimes, qui préside à la consécration des moraïs et des temples, qui a soin des cadavres, ou qui les expose à la voracité des oiseaux. Les autres prêtres, ainsi que les demi-prêtres, ont des fonctions moindres mais leurs ordres sont également respectés. La religion de ces peuples est un mélange d'idolâtrie et de Mahométisme. Le Roi a sept Dieux, ses premiers officiers six, et ainsi de suite jusqu'au peuple qui n'en a qu'un; mais je crois que les uns et les autres ne les révèrent que par leur soumission aux usages établis de temps immémorial dans ces îles. Je ne crois pas qu'il y ait un culte public; je n'ai jamais vu un Sandwichien en prières, ct aucun de mes compagnons de voyage n'a été |
plus heureux que moi. Du reste, non-seulement ils interrogent leurs fétiches, mais encore ils consultent les entrailles des victimes, et volent ainsi d'erreurs en erreurs. J'ai dit qu'il y a dans leur religion quelque chose du Mahométisme, et la conduite des hommes envers les femmes autant que l'existence de certains usages, le prouvent assez. Il est défendu à ce sexe si faible de manger de la chair de porc, de celle de tortue, des bananes, etc.; et les hommes ne croyent pas qu'après sa mort il jouisse des mêmes récompenses qu'eux, ou plutôt ils sont persuadés qu'il n'en doit espérer aucune. Il est certain que le rôle que les femmes jouent ici est très-secondaire, et qu'elles seront accoutumées d'avance aux humiliations dont on les menace. Ils croyent à un déluge qui a englouti presque toute la terre. Il ne s'est sauvé, disent-ils, que quelques individus sur les sommets de Mowna Kaah et de Mowna-Roa. Ainsi donc voilà que nous descendons des Sandwichiens: tous les peuples ont leur amour-propre. Les maisons particulières des prêtres ne sont pas tabouées; et, dans celle de Toyaï, appartenant au grand-prêtre, je n'ai pas trouvé plus de luxe que dans les cases du bas peuple. Celle de ses femmes est à deux pas de là, et j'y ai vu deux fort jolies personnes. |
Quant aux petits temples enfermés dans les moraïs, ils sont tabou pour tout le monde, et celui qui oserait en violer la sainteté serait puni d'une manière cruelle; et cela devait être. Plus une chose est absurde ou ridicule, plus il se trouve de gens prêts à la tourner en dérision et à tenter de la renverser. Mais, une religion étant nécessaire au peuple, il a fallu chercher à la maintenir par des voies rigoureuses, alors même qu'elle était contraire à la raison. En heurter un seul article, c'est saper l'édifice entier. Tout acte contre elle est, dans tous les pays, regardé comme un sacrilège, et l'ennemi des dieux est toujours poursuivi comme un assassin. Les prêtres de tous les siècles ont bien senti la conséquence des antiques lois qu'ils ont créées; le premier usage qu'ils ont fait de leur pouvoir, a été de l'assurer sur des bases sacrées, en persuadant au peuple qu'une sagesse surnaturelle présidait à leurs décrets et guidait leurs moindres actions. |
LETTRE CXX.
D'Owhyhée (îles Sandwich).
Avant de quitter le mouillage de Toyaï, notre commandant a répondu favorablement à une prière de M. Young*, en faveur du fils de son généreux bienfaiteur. Ce vieillard reconnaissant, effrayé des troubles qui vont agiter sa seconde patrie, a supplié M. de Freycinet de faire sentir, dans une assemblée générale des principaux chefs de l'ile, que le bonheur de tous était dans la paix et l'union; que l'unique moyen de révérer les cendres du grand Roi qu'ils pleuraient, était de se montrer fidèles à son fils, et de punir les rebelles qui oseraient attenter à sa puissance; que d'ailleurs les droits de Riouriou étaient sacrés, et qu'il trouverait dans le souverain d'Angleterre un puissant secours contre tous ses ennemis. La prière de M. Young ne peut avoir été dictée * C'est un Anglais qui avait été embarqué sur les navires commandés par Vancouver, et que les Sandwichiens retinrent de force à Owhyhée. Tamahamah l'aimait beaucoup, et le consultait dans toutes les affaires difficiles. |
que par un sentiment généreux; l'intérêt personnel n'y occupe aucune place; l'infortuné n'a que peu de jours à vivre; étendu sur un lit de douleur, il sent la mort approcher à grands pas, et, peu sensible à ses propres maux, ses derniers vœux sont pour un pays que les bienfaits de Tamahamah lui font regretter de laisser en proie aux factions qui vont le déchirer. Le Roi, pour répondre au désir de M. Freycinet, convoqua les chefs et les veuves de son père sous un hangar. Informé du motif de cette réunion, je m'y rendis aussi, et le Capitaine et quelques membres de notre état-major ne tardèrent pas à arriver. M. Rives était l'interprète. Le Roi était taboué ce jour là, et il ne lui fut pas permis de mettre sa tête sous le hangar. Quatre ou cinq chefs s'amusaient à leur jeu de dames; quatre ou cinq Reines mangeaient de la poë poë dans leur grande calebasse; quatre ou cinq autres personnages ronflaient en faux bourdon aux pieds des princesses. M. Freycinet, qui espérait probablement une assemblée plus nombreuse et plus auguste, demanda s'il devait commencer; dès que le Roi eut répondu qu'il le pouvait, un des principaux chefs nommé Ooro se leva et s'en alla en sifflant. Les autres écoutèrent, tandis que Riouriou causait avec un |
capitaine de navire arrivé d'Whahoo la veille. La harangue fut courte; on leur dit que la paix des peuples était le plus sûr garant de leur bonheur; civiles déchiraient les États et les les que guerres appauvrissaient; que ceux qui oseraient se déclarer contre Riouriou, se déclaraient aussi les ennemis des Anglais; que l'amitié qui régnait entre la France. et l'Angleterre (et tu sais si elle est vive et sincère), était un assez puissant mobile pour engager cellelà à protéger de tout son pouvoir le fils de Tamahamah; que toute haine devait être abjurée en faveur de la mémoire d'un prince si chéri, et qu'on ne pouvait pas douter que le moment de la révolte ne fût aussi celui du châtiment des coupables; qu'au surplus les droits de |
qu'il faut attribuer le peu d'effet de cette nouvelle Catilinaire. Après cette auguste cérémonie, le Roi remercia M. Freycinet; M. Freycinet remercia M. Rives; M. Rives nous remercia, et fut de nouveau remercié par la Reine-mère: tout se termina en remercîmens; et pour ne pas être plus ingrat que les autres, je remerciai le sommeil de ne pas m'avoir gagné pendant la soporifique demi-heure que dura la séance; faveur qu'il n'accorda pas à tout le monde. Nous quittons cette île si riche en illustres souvenirs; nous allons visiter de nouvelles possessions de Tamahamah, celle-ci ne pouvant nous fournir les vivres nécessaires pour notre traversée. On nous vante à l'envi les agrémens d'Whahoo, et les riches campagnes de Mowhée voyons si les bienfaits du Roi mort se sont répandus loin de sa capitale. |
LETTRE CXXI.
De Mowhée (îles Sandwich).
Le 15 août, à quatre heures du matin, nous partîmes d'Owhyhée, avec une brise très-faible, qui fraîchit cependant un peu dans la matinée. Nous longeâmes Taouraé, île stérile, côte à pic, uniforme, médiocrement élevée. Nous n'y découvrîmes pas la plus légère teinte de végétation. Le sol en est rougeâtre et sillonné par intervalles; cette île est déserte, inhabitable; et à sa pointe Ouest' s'étendent quelques brisans. Dès que nous l'eûmes doublée, nous vîmes le petit rocher de Morokini, du sommet duquel s'élevait une longue colonne de fumée, qui nous aurait fait soupçonner l'existence d'un volcan, si nous n'avions eu avec nous des pilotes du pays qui nous assurèrent le contraire. Le côté Nord-Est de Mowhée que nous avons pu distinguer, m'a paru très-aride; de hautes montagnes, séparées par une langue de terre basse, divisent les deux parties. Le côté Ouest est à pic; les roches volcaniques qui le dominent sont coupées à angles aigus, et forment des ravins d'une profon |
deur rapide et effrayante. Lorsque les nuages, poussés par les vents contraires qui séjournent dans ces cavernes et s'en disputent la possession, se promènent sur les sommets verdâtres de ces mornes gigantesques, les reflets de lumière, et les teintes animées que le soleil leur prête, opposés à des points noirs et orageux, forment un paysage harmonieux et terrible. Quelques sources élevées, alimentées sans doute par l'humidité que d'épaisses vapeurs y entretiennent, animent un peu ces roches ciselées, qu'on croirait être le séjour de la mort. Le pied de cette montagne, qui ressemble passablement à notre Canigou, est aride et sec; on n'y voit aucune trace de la faible verdure qui couronne quelques parties de son sommet. Cependant, dès qu'on a longé pendant un certain temps cette partie Sud-Ouest de l'île, et qu'on se rapproche du Nord, on commence à distinguer une végétation assez vigoureuse, et des plantations de bananiers et de rima, qui rendent la vie à ce paysage, et font naître des idées riantes dans l'âme du navigateur. Depuis la perpendiculaire du sommet le plus elevé du grand morne jusqu'à la pointe Nord-Ouest de l'île, et même au-delà, la campagne est ravissante; et c'est avec plaisir qu'on voit tomber l'ancre au mouillage de Lahaina, pour jouir d'un coup-d'œil d'autant plus brillant, que tous les objets |
qui entourent cette partie de Mowhée, ainsi que les îles qui ferment la baie, sont arides et repoussans. Une chaîne de brisans s'étend tout le long de la côte; on en mouille à une encablure ou deux de distance, sans courir le moindre danger, quoique des raffales passent quelquefois avec assez de violence. Le groupe d'îles qui entoure cette baie, ne permet pas à la mer de s'élever à une grande hauteur; et le fond, qui en est très-bon, achève de bannir toute crainte. L'observatoire a été établi sur une petite chaussée de pierres, à côté d'une maison en maçonnerie appartenant au Roi. Des arbres touffus et de beaux cocotiers y entretiennent une agréable fraîcheur. Tandis que messieurs les astronomes observent le ciel, parcourons les campagnes; nous n'y trouverons pas la même majesté sans doute, mais la variété et l'agrément nous en dédommageront avec usure. Les environs de Lahaina ressemblent à un jardin. Il serait difficile de trouver un terrain plus fertile, et un peuple qui eût mieux su le mettre à profit. De petits sentiers hauts et soignés servent de communication entre une propriété et une autre. Souvent ils sont coupés par des rigoles, où coule paisiblement une eau fraîche et limpide, qui donne la vie aux plantations, seule richesse du pays. Des carrés creusés à deux, trois, et quelquefois |
quatre pieds de profondeur, nourrissent différentes espèces de légumes et de plantes, parmi lesquelles on distingue le Chou-Caraïbe, appelé ici Taro. Des allées de bananiers, de rima, de cocotiers, de Palma-Christi, du Murier-Papier, interceptent les rayons du soleil, et permettent la promenade, même au milieu du jour. Chaque cabane a son enclos; chaque enclos est soigné, et suffit aux besoins d'une famille. Ici, le père remue la terre avec sa longue perche de bois rouge ou de sandal; là, le fils arrache les plantes parasites, et prépare le diner; plus loin, la mère, à la porte de sa hutte, fabrique l'étoffe dont elle se vêt, tandis que sa jeune fille, affranchie de vêtemens, vous engage à profiter de sa bonne volonté et de ses caresses. Voyez le père qui sourit, s'il vous voit accepter; voyez la mère qui prépare avec empressement la place du sacrifice; remarquez le fils qui appelle une sœur plus jolie, si la première n'est pas de votre goût; tout vous invite aux jouissances dans ce délicieux coin du globe, le ciel, la terre, les hommes. Êtes-vous fatigué d'une longue course: entrez dans la cabane la plus voisine; des plaisirs vous y attendent; une jeune Hébé, non celle qui verse le nectar aux Dieux, mais aussi obligeante, vous présentera sa calebasse remplie d'une eau délicieuse; un jeune Ganymede va cueillir un excellent |
melon, et vous l'offrir avec empressement. Vous sentez bien que vous ne pouvez vous empêcher de reconnaître tous ces soins, toutes ces attentions; mais il en coûte si peu pour jouir de tant d'agrémens, que je ne crois pas qu'aucun Européen s'y refuse. Eh! comment résister à tant de prévenances? Comment repousser une jeune fille, dont les formes gracieuses appellent la volupté sans faire rougir la pudeur? Seule avec vous, ou au milieu de ses parens, et du cercle le plus nombreux, ses caresses seront toujours les mêmes; elle ne croit pas que l'amour soit un crime, ou que le plaisir soit interdit; elle ne consulte jamais que son cœur; et son cœur lui dit: Jouis, jeune fille; ne laisse pas faner inutilement tes beaux jours; vois comme les années s'échappent avec rapidité; apprends que c'est le bonheur seul qui fait la vie; les jours que tu passeras sans le goûter, ou du-moins sans le sentir, tu dois les retrancher de ton existence. L'espace cultivé par les habitans de Lahaina peut avoir trois lieues de longueur sur une dans sa plus grande largeur; hors de là, tout est sec, tout est aride, tout rappelle l'image de la mort. Cependant le terrain est le même, les ressources les mêmes, l'agrément le même. Pourquoi donc cet abandon qui parait si coupable? par une conséquence naturelle des raisonnemens de ce peuple. |
Il a le nécessaire à côté de chez lui; à quoi bon aller au loin chercher le superflu?.... Le superflu est perdu pour ces hommes. Vingt arpens de terre ne les feront pas mieux diner que leur carré de taro; il est si rare que des navires viennent relâcher chez eux, que le désir d'en voir arriver, et l'ennui d'une longue attente, détruiraient les avantages qu'ils pourraient se procurer par leurs échanges. Ah! laissons ces peuples si bons à leurs premières habitudes, à leurs premiers penchans; pourquoi leur apporter des désirs et des besoins? Si le repos, l'aisance, la tranquillité, le plaisir font le bonheur, ils sont heureux: que leur faut-il encore? Voulez-vous leur proposer en échange l'intérêt, l'amour de la gloire, l'avarice, la jalousie, et toutes les passions qu'ils ignorent, et qui règnent dans notre sage Europe? ils vont se rire de vous, vous laisser à vos préjugés, et retourner gaîment à leurs cabanes. J'ai remarqué ici les mêmes usages, les mêmes goûts qu'à Owhyhée; j'y ai trouvé la même joie, la même bienveillance. Le peuple d'Whahoo est-il aussi heureux? Dans une de mes courses, j'entendis un jour des cris sortir d'un petit enclos auprès duquel j'avais déjà passé. Plusieurs de mes camarades que je rencontrai se dirigèrent avec moi vers le lieu d'où ils |
partaient, et nous vîmes une jeune personne assise à terre, entourée d'une quinzaine de femmes qui la maçaient avec force, et qui poussaient jusqu'au Ciel des cris violens. Nous nous approchâmes avec attendrissement, et demandâmes le motif d'une désolation si générale: les pleurs cessèrent; on nous fit entendre qu'on cherchait à guérir une malade; que ces cris la rendraient à la santé; et on continua de plus belle. Il n'en faudrait pas davantage chez nous pour achever un infirme; mais ici, plus la douleur s'exprime par de forts gémissemens, plus le remède est efficace. Ce qu'il y a de particulier dans ces scènes de désolation, c'est que, dès qu'on est las de pleurer, on se tait, on cause, on rit, et l'on hurle de nouveau deux minutes après: c'est ce dont nous avons été témoins ici-même. Ces macérations, et quelques racines du pays, sont toute la médecine de ces bonnes gens; la chirurgie n'a pas fait plus de progrès, et je ne crois pas que le docteur bordelais en étende bien loin les limites. Les pleurs versés pour la santé de cette jeune fille malade et ceux sur la mort de Tamahamah sont les seuls que j'aie vu répandre aux Sandwich. Les nôtres ont-ils toujours, ont-ils souvent des causes aussi nobles, aussi innocentes? |
LETTRE CXXII.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Malgré les dangers d'une navigation trop voisine des terres, il y a un grand agrément à changer de pays, pour ainsi dire chaque jour, à reposer sa vue sur des objets nouveaux. Rien ne réjouit le navigateur comme la vue de la terre. Un jour de repos, un seul instant de promenade, efface de la mémoire du matelot le souvenir de ses heures de tristesse, et jette un voile officieux sur les dangers et les souffrances qui l'attendent. Nous sommes partis de Mowhée le 25, trèssatisfaits de notre relâche, quoique nous n'y ayons pas trouvé les vivres qui nous étaient nécessaires. A présent que j'ai pu apprécier tous les bienfaits de cette île; à présent que j'ai été témoin du bonheur de ses habitans, il me semble qu'il m'aurait manqué quelque chose, si nous n'y avions pas relâché. Si ce n'est pas le peuple le plus curieux du globe, c'est du-moins un de ceux qui se font le plus regretter, et qu'on serait le plus aise de revoir*. Tout ce qui plaît aux hommes, nous l'avons * J'aimerais mieux cependant revoir les Carolins. |
trouvé à Mowhée; tout ce qui les amuse et les attache, nous l'avons rencontré à Whahoo: là on est heureux, ici on est joyeux; là on n'a pas besoin de distraction, ici on provoque des amusemens et l'on s'y livre. La vie est paisible et uniforme dans la première de ces îles; dans la seconde, elle est variée et tumultueuse; à Mowhée, on est satisfait quand on vit en repos; à Whahoo, quand on est agité. Ce n'est pas que dans l'une et l'autre île les hommes ne soient les mêmes; mais cette différence que j'ai cru remarquer dansleurs manières, dans leurs goûts, dans leur existence, je l'attribue à l'isolement complet dans lequel vivent les uns, et à la présence fréquente des étrangers chez les autres. Peut-être y trouverai-je d'autres causes dans la suite. Le mouillage d'Whahoo se nomme Pah; il est à quatre encablures à-peu-près de la ville qu'on appelle Anourourou, et à deux d'une chaîne de brisans assez forte, mais qui a une passe sûre, par laquelle on peut se rendre dans un port commode et spacieux, qu'il serait très-aisé et peut-être trèsutile d'embellir. Les pointes avancées de Liahi et de Layloa ne garantissent que faiblement la rade des vents qui pourraient être funestes aux navires; mais |
comme, à l'approche des mauvais temps, il leur serait aisé d'entrer dans le port, le mouillage d'Whahoo sera toujours, dans les Sandwich, le plus commode pour les navigateurs, en-mêmetemps que les agrémens de l'île en feront la relâche la plus attrayante. Par suite de cette antipathie qu'une grande partie des habitans de ces îles a pour le travail, il faut s'attendre à trouver partout des terres incultes, des champs peu soignés, des plantations rares. Peu de terrain suffisant à leurs besoins, ils sont satisfaits dès qu'il est cultivé, et ils en jouissent dès qu'il produit. Tous les environs d'Anourourou sont tellement négligés, qu'on croirait d'abord que la superstition en a défendu la culture; et la terre y est si riche, qu'on ne peut s'empêcher de déplorer la sottise d'un peuple à qui il serait si facile d'augmenter ses jouissances. La colline qui domine la ville enfermée dans deux côteaux élevés et riches de végétation, est la seule partie qu'on ait utilisée; on y voit quelques plantations de sucre et de beaux carrés de choux-caraïbes. Un Espagnol industrieux, appelé Francisco Marini, y a planté la vigne, qui lui donne de bons raisins et un vin assez agréable. Lui seul, dans le pays, entretient des troupeaux de boeufs; et il est à craindre qu'au-lieu d'encourager ses efforts, |
le Gouvernement ne soit blessé de ses richesses: il paraît avoir beaucoup de crédit auprès du Roi; mais un seul mot peut le lui faire perdre, et sur un soupçon frivole, on se croira en droit de lui ravir ses biens et sa liberté. Deux rivières larges et profondes arrosent et fécondent les environs d'Anourourou. C'est là qu'on trouve un peuple toujours bon, toujours complaisant, craintif, bienfaisant, docile. Dans nos diverses courses, nous avons souvent été à même d'apprécier ces hommes dont, en Europe, on a une si fausse idée. Nos provisions, nos sacs, nos armes, nos objets d'échange, tout leur était confié: jamais nous n'avons eu à leur reprocher le plus petit acte de mauvaise foi, et nous nous sommes convaincus que quelque légères que fussent les récompenses dont nous payions leurs peines, ils les recevaient, si-non avec gaîté, du-moins sans murmures, et toujours avec une sorte de reconnaissance. Le Gouverneur d'Whahoo est frère du ministre Pitt; et, à son exemple, dès qu'on lui eut appris en quoi consistait la cérémonie du baptême, il s'est fait chrétien, et est redescendu à terre, sans se douter du bienfait dont il venait de jouir. Les occupations de ce gouverneur sont étonnantes; à-peine lui reste-t-il un moment à donner aux étrangers qui ont à traiter avec lui. Le matin il s'enivre avec |
de l'ava, le soir il s'enivre avec de l'ava, et la nuit il s'enivre avec de l'ava. Dans l'intervalle de ces libations, il court en zig-zag sur la place d'Anourourou, avec une ample provision de couteaux et d'hameçons; et là, au milieu de tant d'hommes qui lui sont soumis, il assiste aux jeux, et fait des paris avec celui de ses officiers qui veut bien les accepter. Il ne se souvient de son rang que lorsque les chances lui sont défavorables; et alors, sous quelque prétexte que ce soit, il trouve moyen de se faire restituer une partie des objets que le jeu lui a fait perdre. Avec les grands, il est, dit-on, souvent plus sage d'avoir tort. |
LETTRE CXXIII.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Le commerce a attiré à Whahoo quelques Américains, qui, dans l'espoir d'agrandir promptement leur fortune, s'y sont établis depuis un assez grand nombre d'années. Je ne dirai pas qu'ils y font quelque négoce, mais la contrebande. Il leur est si aisé de se procurer à peu de frais ce qu'ils désirent! Ils apportent, le matin, au Gouverneur, une demidouzaine de bouteilles de vin, et le pauvre homme tombe sur le carreau; ils font présent aux principaux officiers de quelques haches, ou de deux ou trois fusils, et tout le reste de la population est à la disposition de ces Messieurs. Des hommes robus tes, agiles, sont envoyés sur les montagnes; les forêts sont visitées, le bois de sandal est abattu, et en échange d'une brasse d'étoffe européenne, vingt femmes le charrient ou le portent la nuit jusque sur le rivage, d'où il est embarqué sur un navire toujours en station dans le port. Lorsque la belle saison arrive, leurs correspondans de la côte N.-O. d'Amérique viennent ici, chargés de pelleteries, |
renouveler les vivres, augmenter leur riche pacotille de toutes les acquisitions de leurs associés; et, sûrs d'un bénéfice immense, ils volent à Makao ou à Kanton, donner aux paresseux Chinois leur cargaison pour des piastres, du sucre ou des soieries, qu'ils savent bientôt faire passer en Europe. Cette espèce de commerce, quelque lucratif qu'il paraisse, ne laisse pas que d'avoir ses désagrémens, et je ne sais pas jusqu'à quel point est attrayante la périlleuse activité des uns, et la longue solitude des autres. Nous nous plaisons, nous, aux îles Sandwich; tous les jours nous voyons des objets nouveaux, nous étudions les mœurs, les usages de ce peuple si curieux; et les heures de relâche que nous permettent nos occupations ne sont pas assez longues pour que l'ennui se mêle à nos courses. Mais que cette vie si uniforme nous paraîtrait bientôt fastidieuse! Que ces habitudes sauvages nous causeraient de dégoût! Que les jours seraient sombres! Que les nuits seraient longues et tristes! Quoi! pas un homme à qui l'on ferait partager ses plaisirs! pas un ami dont on allégerait les peines! et une patrie qui nous attend! Ah! combien une fortune médiocre dans mon pays a plus d'attraits pour mon cœur, que d'immenses trésors sur une terre étrangère! |
Loin du sol paternel, l'air est glacial, la nature décolorée, les fruits sans saveur, les eaux roulent avec elles un poison qui tue lentement. Le ciel, la terre, les arbres, les nuages, tout présage des malheurs, tout attaque les sources de la vie. Le plus petit événement est regardé comme une circonstance extraordinaire: le fruit qui se sèche, la feuille qui tombe, froissent votre âme; la voile qui s'éloigne semble emporter votre dernière espérance, et vous mourez en appelant vainement une patrie que vous ne devez plus revoir. Ah! qu'un exilé doit souffrir! |
LETTRE CXXIV.
D'Whahoo (îles Sandwich).
J'ai fait hier une course vraiment intéressante. J'ai été visiter les vignes de l'Espagnol Marini, dont je t'ai déjà parlé, situées sur le penchant d'une colline délicieuse, dont le pied est arrosé par une petite rivière ombragée de palma-christi, de bananiers et de superbes cocotiers. J'ai mangé des raisins cueillis sur le cep, et je les ai trouvés excellens. Rien n'empêche désormais qu'on s'occupe ici de la culture de la vigne. Le préjugé qui lui avait été funeste jusqu'à ce jour n'existe plus; on a la certitude du succès pourvu qu'on choisisse bien le terrain; et les îles Sandwich devront peut-être à un Espagnol un bienfait inappréciable. En partant de là, je me suis dirigé vers Liahi, petite baie où l'on fait la pêche des perles. J'étais escorté par une vingtaine d'Insulaires, qui m'indiquaient, avec une bienveillance étonnante, les sentiers les plus commodes, et qui s'amusaient des tours de passe-passe que je faisais avec de petits galets. Qu'on est dans l'erreur, en Europe, sur les mœurs |
et le caractère des Naturels de cet archipel tant visité! Comment, ces hommes qui se jettent à la nage pour rester avec moi plus long-temps ont un caractère méchant! Ces robustes Insulaires qui me portent sur leurs épaules, pour m'éviter l'ennui de me mouiller les pieds dans une mare bourbeuse, sont cruels et intraitables! Tous ces Sauvages à qui j'offre une bagatelle en récompense d'un grand service, et qui l'acceptent avec la reconnaissance la plus vive, sont insensibles aux bienfaits, et ne connaissent que la haîne!.... Pauvre peuple, que tu es calomnié! Hier je gravis, avec mon ami Gaudichaud et deux autres personnes du bord, le sommet du volcan éteint qui domine Anourourou. A moitié chemin, je me sentis épuisé de fatigue, et les Sandwichiens qui me suivaient se placèrent derrière moi, m'aidèrent de leurs mains et de leurs épaules à gravir le cône, et n'acceptèrent qu'avec une sorte de honte les deux ou trois petits hameçons avec lesquels je voulus payer leurs services. Aujourd'hui, je viens d'être témoin d'une scène plus curieuse, et qui a failli être funeste à l'un de ces malheureux. J'étais parti pour Liahi, avec la certitude que je ne reviendrais pas coucher à bord, et je m'étais sagement muni de quelques provisions de bouche |
et d'une bouteille de vin. J'avais, outre cela, un fusil de chasse, et, comme tu le penses, mon bagage n'était pas fort léger. Dès le commencement de ma promenade, prévenu contre la fidélité des Sandwichiens qui m'accompagnaient, je m'étais refusé à leur confier mes provisions, quoiqu'ils m'y eussent plusieurs fois invité, parce que je voyais dans leur empressement la coupable pensée de me dérober ce qui leur aurait convenu. La lassitude me fit enfin consentir à leur demande: je donnai mes provisions, et ne gardai que mon fusil et ma poire à poudre. A chaque halte, il fallait que je les amusasse par des tours d'escamotage; et quand je leur montrais le secret de ces tours, ils se trouvaient amplement payés de leurs fatigues, et les essayaient en se moquant de leur maladresse. Cependant la nuit nous surprit auprès de quelques petites cabanes isolées sur la plage, où je témoi gnai le désir de me reposer. Plusieurs d'entr'eux accoururent, annoncèrent mon arrivée; et à-peine entré, une jeune fille d'une figure charmante, quoiqu'un peu guerrière, vint se placer à côté de moi, et se couvrit de la natte qu'on m'avait préparée. J'étais au milieu de gens dont on m'avait fait, en Europe, un portrait effrayant, et néanmoins je m'endormis en toute confiance. Le lendemain je me réveillai, disposé à continuer |
ma route; mais avant je voulus prendre des forces, et attaquer mes provisions. Elles me furent présentées; mais je m'aperçus que mon vin avait été entamé, et qu'on l'avait remplacé, la nuit, par une grande quantité d'eau. Désirant ne pas voir se renouveler une action semblable, je fis observer ce vol aux Sandwichiens, et leur témoignai combien j'en étais fâché. A un signal, tous sortirent de la cabane, et je ne tardai pas à les suivre. Je les trouvai réunis en cercle, tandis que le plus grand d'entr'eux les passait en revue, présentait son nez à la bouche de chacun, et lui ordonnait de respirer fortement. Il s'arrêta enfin au dixième, lui fit répéter l'épreuve à diverses reprises, en appela au témoignage de deux de ses camarades, qui présentèrent aussi leur nez, et certifièrent que le coupable était connu. Aussitôt toute la troupe se mit à sauter en poussant des cris de joie, tandis que le voleur paraissait confondu, et restait immobile, en butte aux quolibets qu'on lui lançait en passant près de lui. Persuadé que c'était là toute la vengeance qu'on voulait tirer du voleur, je rentrai pour déjeûner; mais à-peine m'étais-je assis, que des cris violens poussés par celui qu'on avait découvert, m'attirèrent en dehors de la cabane. Armés d'arêtes de la feuille du cocotier, les Sandwichiens frappaient à coups redoublés le voleur, qui, dès qu'il |
m'aperçut, se jeta à terre, et donna ainsi à ses camarades le moyen de le frapper avec plus de facilité. J'accourus, je parlai, je cherchai à parer les coups; je demandai grâce, et j'eus toutes les peines du monde à arracher ce malheureux au supplice dont il était menacé. Je posai enfin les mains sur sa tête; et après avoir prononcé le mot tabou, les Insulaires jetèrent leurs armes, m'entourèrent amicalement, et parurent ne plus s'apercevoir du coupable. Quelques instans après, nous nous remîmes en route pour Liahi, où j'arrivai de bonne heure, et épuisé de fatigue. La pêche des perles se fait par des plongeurs, qui vont quelquefois à une grande profondeur chercher les coquillages qui les renferment. Elle n'est jamais très-productive; et il faut souvent tout un bateau d'huîtres pour trouver deux ou trois perles propres au commerce. Du reste, elles ne sont pas d'une très-belle eau; et les Sandwichiens feront bien, pour quelque temps au-moins, de renoncer à cette branche d'industrie. Je revins le soir même, peu satisfait de cette course, et convaincu plus que jamais de la bonté de la plupart de ces Insulaires. Arrivé à Anourourou, je leur fis accepter à tous des bagatelles, et donnai en cachette un mouchoir à celui qu'on avait si sévèrement fustigé; mais il le remit peu de temps |
après à celui qui l'avait découvert, et je ne pus le décider à en accepter un autre. J'ignore si ses camarades lui avaient ordonné de ne rien prendre, et s'ils lui firent des menaces propres à l'en empêcher. P. S. Je viens de revoir cet homme, et il m'a fait entendre aujourd'hui que sa punition avait cessé, et que je pouvais être généreux à son égard. Aussi a-t-il pris avec plaisir deux hameçons et un pétit couteau. |
LETTRE CXXV.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Ne t'ai-je pas dit avoir trouvé une grande différence entre les habitudes 'des Insulaires de Mowhée, et celles des habitans d'Wahoo? Elle me paraît bien plus sensible aujourd'hui que j'ai parcouru Anourourou et ses environs; aujourd'hui que j'ai vécu parmi le peuple actif qui s'agite sur la surface de ce petit coin de terre. Je me garde bien néanmoins de louer avec exagération l'activité de ceux-ci, puisqu'à-peine quelques arpens de terre sont cultivés autour de leur capitale; mais j'avoue cependant que j'aime mieux voir un peuple éveillé qu'assoupi, et j'estime davantage un homme qui marche et se meut, même sans but, que celui qui reste couché dans la crainte de se fatiguer. Dès le lever du soleil, les hommes, les femmes, les enfans quittent leur demeure. Les uns vont s'occuper de la pêche sur les rescifs ou à une petite distance de la côte (ce sont ordinairement les femmes); les autres tressent des nattes, ou offrent leurs bras et leur industrie aux étrangers, en |
échange de quelques objets européens, tandis que les chefs de la maison se rendent sur la place publique pour 'assister ou prendre part aux jeux auxquels ils se livrent avec une ardeur étonnante. C'est là surtout que je me plaisais à étudier le peuple. Les intérêts étaient agités, les passions mouvement; celui qui serrait la main à son voisin, ou frottait son nez contre le sien*, l'avait une minute après pour adversaire ou pour rival. Dans nos villes, dans nos bourgs, dans nos campagnes, rassemblez un certain nombre de gens du peuple, et laissez-les se livrer à un exercice quelconque. Ils ont beau être amis au moment de la réunion, il y a à parier qu'avant la fin du jour des disputes auront eu lieu, des rixes auront éclaté, et quelquefois du sang aura été versé. Ici, je n'ai été témoin que d'une seule querelle, et l'un des deux adversaires n'y perdit qu'une touffe de cheveux. Voici ce qui avait occasionné cette scène, dont les acteurs rirent eux-mêmes un instant après qu'elle fut appaisée. A quelques pas du rivage, et en face de la maison du Gouverneur, les habitans d'Anourourou font rouler une boule de pierre, de près * C'est ainsi qu'on s'embrasse aux Sandwich. |
de deux pieds de diamètre. Ils l'enduisent d'huile de poisson et d'autres matières graisseuses, après l'avoir placée dans un trou de quelques pouces de profondeur. L'autre jour, j'assistai aux jeux et aux préparatifs. Les concurrens se placèrent en cercle autour de la boule. Les paris furent déposés à terre, et commis à la garde d'un vieillard pour qui tous les Insulaires paraissaient avoir le plus grand respect. Les objets des défis étaient des pièces d'étoffe du murier-papier*, des couteaux, des calebasses ciselées, et des nattes à-peu-près de la même valeur. Les adversaires devaient sauter sur la boule avec un seul pied, et le prix était donné à celui qui s'y tenait en équilibre plus long-temps que les autres. Le peuple qui entourait les rivaux les jugeait en frappant, à intervalles égaux, d'une main contre l'autre. Il est certain que puisque la boule n'est pas refrottée depuis le commencement du jeu, les derniers concurrens ont l'avantage dans cette lutte, puisque les pieds de ceux qui les ont précédés ont déjà enlevé une partie des matières graisseuses. Eh bien! ici, l'honneur, la gloire, ou tout autre sentiment, moins noble si l'on veut, mais qui leur * Broussonetia papyrifera. |
ressemble, chasse de leur cœur toute espèce de cupidité. Ils briguent la faveur de sauter les premiers sur la pierre, et semblent perdre leur enjeu avec moins de regret, dès qu'ils ont eu à lutter contre de plus grands obstacles. Hier deux rivaux se présentèrent en-même-temps. C'étaient les plus adroits à cet exercice, puisque tous les autres leur abandonnèrent le premier rang. D'abord une légère contestation s'éleva entr'eux; bientôt le langage devint plus éclatant, les gestes plus rapides, plus expressifs. Ils jetèrent leurs manteaux, se rapprochèrent en se mesurant des yeux, et enfin ils s'assaillirent à grands coups de poings, et se prirent par les cheveux, jusqu'à ce qu'un des deux fût jeté à terre; ils se relevèrent alors, et aucune autre contestation ne troubla les jeux. Le vainqueur dans la lutte sauta le premier sur la pierre; mais ce fut le vaincu qui y resta plus longtemps en équilibre et qui gagna les paris. Mais une chose assez digne de remarque, c'est qu'aucun cri ne partit des assistans pendant la querelle on agrandit le rond, on n'excita aucun antagoniste, on les laissa se frapper en toute liberté; et lorsque la lutte fut terminée, personne ne félicita le vainqueur, personne n'eut l'air de prendre part à la défaite du vaincu. |
Cette équité m'étonna au milieu d'une foule d'hommes en mouvement et occupés de leurs intérêts. Ici elle n'étonna que moi. C'est que j'étais le seul Européen témoin de cette partie de plaisir. |
LETTRE CXXVI.
D'Whahoo (Îles Sandwich).
Les autres jeux auxquels se livrent journellement les Sandwichiens d'Wahoo, peignent encore leur caractère. Le volcan éteint qui domine la ville peut avoir six cents pieds de hauteur; la pente en est fort rapide en certains endroits, et des paris sont faits entre une douzaine de concurrens. Celui qui, le premier, atteint le sommet du cône, est déclaré vainqueur. Un des exercices qu'ils paraissent le plus affectionner, et qui les occupe une partie de la journée, consiste à jeter fort loin, dans un sentier très-peu profond, une pierre de trois pouces et demi de diamètre sur un d'épaisseur. Celui qui lance le palet hors du chemin indiqué ne peut gagner le prix, quelque loin qu'il ait été d'ailleurs. Il est difficile de se faire une idée de l'adresse qu'ils déploient à cet amusement, et de la distance qu'ils font parcourir à ce palet, lancé presque terre-à-terre. |
Le jeu que j'aimais le plus à considérer, et qui est cependant négligé depuis quelque temps par les habitans d'Anourourou, m'a rappelé celui que nous dépeint Homère, lorsqu'Ulysse, encore inconnu, de retour dans son palais, fait pressentir aux amans de Pénélope, que c'est Ulysse lui-même qui vient de tendre son arc. Ce qu'Homère fait exécuter en l'air, ici on le fait sur le terrain. De petits demicerceaux, d'un pied de hauteur, sont placés à peu de distance les uns des autres et en ligne droite. Le joueur, armé d'un morceau de bâton parfaitement semblable à un fuseau, mais long de trois pieds, le fait glisser sur le sable, à travers ces demi-cerceaux, en le lançant par le gros bout; et celui qui va le plus loin sans toucher de cerceaux, l'emporte sur les autres. J'en ai vu qui faisaient parcourir au bâton un espace de plus de deux cents pas. Les Sandwichiens les plus actifs ne s'exercent jamais qu'aux jeux que je viens de te faire connaître; les plus paresseux, et je veux parler de la presque totalité des habitans d'Owhyhée et de Mowhée, passent leur journée à des jeux plus assoupissans. L'un de ces amusemens consiste à placer trois tas d'étoffes les uns à côté des autres; à cacher une pierre sous l'un d'eux, et à donner à deviner sous quel tas elle se trouve. Il paraît que la baguette dont |
ils se servent pour désigner le tas, est sacrée pour les étrangers, puisque jamais ils n'ont voulu me la confier, et qu'à diverses reprises ils m'ont fait entendre le mot tabou. Le dernier de leurs amusemens est une espèce de jeu de dames, dont les pions sont des pierres noires et blanches, posées à côté les unes des autres sur une grande pièce de bois. Une chose assez digne de remarque, c'est que ces jeux monotones n'ont pas lieu à Whahoo, ou ne sont usités que par les épouses du Gouverneur, qui, presque aussi volumineuses que les veuves de Tamahamah, se traînent à-peine une fois par jour jusqu'au rivage, distant d'une centaine de pas de leur demeure. L'autre soir, en revenant d'une course, j'entrai chez elles, où ma réputation d'escamoteur m'avait déjà précédé. Elles me prièrent de les amuser par quelques tours; je m'y prêtai de bonne grâce, persuadé que je leur ferais du-moins oublier la longueur du temps. Après cinq minutes d'exercice, je les vis toutes fermer les paupières petit-à-petit, et bientôt après livrées au sommeil le plus profond. Accablé de lassitude, je ne tardai pas à les imiter, et ne me réveillai qu'au bout de deux heures, au milieu du mouvement qu'occasionna dans la cabane |
le Gouverneur, soutenu par deux des siens, qui l'empêchaient de tomber et de se fracasser les membres. Jamais je n'ai vu personne plus complètement ivre. |
LETTRE CXXVII.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Après t'avoir parlé des amusemens et des plaisirs des Insulaires des Sandwich, je vais t'entretenir des peines et des supplices auxquels on condamne les coupables. La transition est un peu brusque; mais l'Espagnol Marini, dont la complaisance pour les étrangers est vraiment admirable, vient de me donner des détails curieux, et que je craindrais d'oublier, si je ne les écrivais à l'instant même. Tu vas voir des cruautés, des scènes épouvantables; tu vas connaître des usages barbares, des supplices horribles, ordonnés pour assouvir la colère d'un morceau de bois, ou pour satisfaire la volonté d'un prêtre stupide. Je ne suis pas de ceux qui disent: Tel usage est contraire aux institutions de mon pays, je ne veux pas m'y soumettre. Avec de pareils principes, on ne sera jamais bien chez l'étranger; et parmi les nations sauvages ou à demi-civilisées, on s'exposera imprudemment aux plus grands périls, sans avoir le droit de se plaindre des malheurs qui |
peuvent arriver. Le mieux, je crois, est de se prêter de bonne grâce aux habitudes des pays qu'on parcourt, et de supporter avec patience les travers ou les ridicules qu'on n'a pas le pouvoir de changer*. Celui qui voyage pour étudier doit tenir une autre conduite que le philosophe qui veut instruire, ou le législateur qui cherche à modifier. Pour moi, j'ai vu, j'ai loué, j'ai blâmé intérieurement; et si quelquefois ma curiosité m'a entraîné trop loin, et m'a fait braver certaines défenses, j'étais seul responsable de ma témérité, et seul j'en aurais été victime. J'avoue même qu'il suffisait quelquefois qu'on m'invitat à ne pas faire telle démarche, pour que je l'entreprisse sur-le-champ: je voulais voir. Et ici, tu remarqueras que les dangers auxquels je m'exposais, avaient un tout autre but que celui d'insulter à des principes ou de ridiculiser des habitudes. Je voulais voir, je voulais connaître; et tout en bravant les lois du pays, j'avais l'air de les respecter, puisque, à mon retour d'une course périlleuse, je témoignais toujours un grand respect pour les lieux que j'avais visités. Qu'importaient d'ailleurs plus tard les torts que je pouvais avoir, * Il est des coutumes barbares qu'il serait cependant bien généreux de faire cesser. Jusqu'à-présent les Anglais ou les Américains ont eu seuls ce pouvoir. Puissent-ils en avoir bientôt la volonté! |
puisqu'il n'en était résulté aucun inconvénient, et que ma curiosité était satisfaite? Je te ferai d'ailleurs observer, mon ami, que le viol des usages absurdes auxquels les Sandwichiens sont encore soumis, n'entraine pas les mêmes conséquences, quand il est commis par des étrangers. Je ne sais si les ordres de Tamahamah mourant sont une des causes de l'indulgence qu'on a ici pour les libertés que nous nous donnons, mais il est certain que les prêtres, les chefs, le Roi lui-même, n'ont pas l'air d'attacher un grand prix au respect que quelques voyageurs ont pour leurs choses sacrées, et qu'ils paraissent également insensibles au mépris ou à l'insouciance avec lesquels nous en parlons*. Jemontrais l'autre jour à Riouriou une chambre obscure que je tenais de la générosité de M. Lerebours. Les Reines s'étaient déjà amusées des tableaux mouvans qu'elles avaient vus; et le Roi, qui était taboué ce jour-là, et à qui, par conséquent, il n'était pas permis de se couvrir la tête, ne put se procurer le même plaisir. Je lui fis entendre qu'il avait tort * M. Choris, habile dessinateur de l'expédition Russe commandée par M. Kotzebue, assure, dans l'intéressant ouvrage qu'il vient de publier, que la femme de Kraïmokou, gouverneur d'Whahoo, étant restée à bord d'un navire américain, après minuit, un jour de tabou, ne dut Ja vie qu'au courage de ceux qui l'accompagnèrent à terre; car le peuple furieux l'attendait sur la plage pour la sacrifier. |
de s'assujétir à cette défense ridicule, et qu'il n'arriverait aucun malheur s'il osait l'enfreindre. Il s'y refusa d'un air effrayé; et je suis convaincu néanmoins qu'il regretta intérieurement de ne pouvoir satisfaire sa curiosité. J'ai vu, quelques heures après, Riouriou se promener nonchalamment sur le bord de la mer, et éviter avec le plus grand soin le voisinage des cocotiers qui l'auraient couvert de leur feuillage. Je ne puis affirmer si le grand-prêtre aurait eu le droit d'imposer quelque punition au Souverain qui se serait écarté de ses ordonnances; mais je sais qu'un chef, ou un homme du peuple, en ne s'y soumettant pas, eût été exposé à perdre la vie. Les exécutions à mort se font de plusieurs manières*; et, comme si l'on regardait les souffrances pour rien, on commence par soumettre le condamné à une diette de quarante-huit heures; ce qui est bien différent des usages en vigueur parmi quelques peuplades du Brésil, où l'on fait précéder le supplice des prisonniers ennemis par la jouissance de tous les plaisirs qui peuvent leur faire regretter la vie. Ici, dès qu'un coupable a subi les deux jours d'épreuve, on le conduit, attaché, jusqu'à la porte d'un moraï. Le grand-prêtre l'y attend; il * Je tiens ces détails de M. Rives; M. Marini me les a certifiés plus tard. |
prononce quelques formules, dont je n'ai pu me faire dire le sens; enfin, trois ou quatre personnes couchent le patient sur une pièce de bois, font reposer sa tête sur une pierre, tandis que l'exécuteur, qui est pris indistinctement parmi les plus vigoureux des assistans, lui assène un grand coup de massue sur le front. Son cadavre est immédiatement après enterré ou livré à la voracité des oiseaux, selon la volonté du prêtre, ou la nature du crime. Cette manière de punir de mort n'est pas la seule usitée aux îles Sandwich. Quelquefois le coupable, adossé contre un cocotier, est étranglé par deux hommes, qui lui passent une corde autour du cou, et qui la tirent avec force, en s'aidant d'un autre cocotier peu distant du premier. Mais une chose assez digne de remarque, m'a dit l'espagnol Marini, c'est que presque personne n'assiste à ces exécutions, qui cependant ne sont pas communes. Paris est un pays civilisé; Owhyhée une île à demi-sauvage!.... Il paraît que les voeux de Tamahamah, tendant à réserver les violateurs des choses sacrées pour les occasions destinées à se rendre les dieux favorables, n'ont pas été exaucés. Aujourd'hui, un Sandwichien, surpris dans un moraï, ou se baignant dans la mer un jour où elle aurait été |
consacrée, serait à l'instant même puni du dernier supplice; et tel est le respect du peuple pour ses antiques institutions, que, dès qu'un coupable est pris en flagrant délit, tout le monde court dessus, et le traite avec une cruauté sans exemple. Personne peut-être n'est plus soumis aux préjugés barbares de ces Insulaires que Riouriou lui-même. Personne aussi n'est plus cruellement superstitieux. Si le soleil ou la lune s'éclipsent, il est le premier à voler auprès des Moraïs, et à ordonner la mort de tous ceux que ses soldats peuvent atteindre, et qui passent trop près de cette demeure sacrée. Il est persuadé que plus on immole de victimes, plutôt la lune ou le soleil lui rendent leur clarté. Ne serait-il pas temps, dis-moi, que ces Anglais, dont les vaisseaux nombreux sillonnent tant de mers; que ces Américains, qui ont déjà plusieurs petits établissemens aux Sandwich, affranchissent ces pauvres peuples des usages dont Tamahamah leur avait fait pressentir le ridicule ? Quoi! pas un essai, pas une seule tentative? Si vous craignez que des flots de sang n'achètent l'abolition de ces préjugés atroces, détrompez-vous; ils pèsent sur ces Insulaires, et vous les verrez bientôt, armés par vous, repousser les insensés qui tenteraient de s'opposer à vos bienfaits. Est-il réellement méchant |
le peuple à qui le souvenir d'un grand Roi arrache tant de larmes? L'archipel de la Société, bien moins important que celui-ci, ne connaît plus aucun de ces usages barbares; tandis que les Sandwich, qui ont eu pour maître un souverain plein de grandes idées, semblent aujourd'hui, sous le sceptre de Riouriou, retomber dans les ténèbres d'où le génie de Tamahamah avait commencé à les tirer. |
LETTRE CXXVIII.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Outre les condamnations à mort, il est des punitions affreuses pour d'autres coupables; et ici j'ai besoin d'en appeler au témoignage de M. Gaimard, notre second chirurgien, qui est venu avec moi faire une visite à ?? homme dont je t'ai déjà parlé dans une autre lettre. Dès qu'un Sandwichien du bas peuple est convaincu d'avoir eu des relations trop intimes avec la femme d'un chef, celui-ci a le droit de le faire arrêter et condamner à avoir les yeux arrachés. Cette cruelle opération qui, en Europe, est si souvent mortelle, ici ne l'est presque jamais, et cependant elle se fait sans l'aide d'aucun instrument. J'en préviens encore, je ne l'ai pas vu exécuter; mais le malheureux auquel Gaimard et moi avons parlé, en présence de M. Rives, nous a raconté de quelle manière on s'y était pris avec lui. Deux hommes le tenaient par les pieds, deux par les bras, un autre par les cheveux, tandis |
qu'un sixième, chargé d'exécuter la sentence, lui donna sur l'oeil un grand coup de poing; presqu'en-même-temps il lui plongea l'index dans l'angle lacrymal, et lui arracha le globe; l'autre œil fut enlevé de la même manière, et à-peine vîmes-nous une légère cicatrice sous la paupière inférieure. Cela paraît inconcevable: tous les docteurs à qui j'en ai parlé le traitent de conte absurde; mais M. Gaimard a entendu le récit, il a vu la victime, il l'a examinée; il ne se laisse pas aisément persuader quand une opinion attaque sa raison; il est maintenant à Paris; je publie ce fait; j'en appelle à son témoignage, et je ne crains pas d'être démenti. L'Espagnol Marini m'a dit avoir été témoin de deux autres exécutions semblables; il m'a assuré qu'elles étaient très-fréquentes, et qu'il n'avait jamais entendu dire qu'aucune eût été mortelle. Ainsi donc, quoique je n'aie pas été témoin d'une de ces scènes horribles, comme j'en ai vu une victime, et que j'avais à mon côté un jeune chirurgien plein de talens; comme plusieurs personnes m'ont certifié y avoir assisté; comme toutes ont été d'accord pour me persuader que l'opération n'était presque jamais mortelle, et qu'on la faisait sans le secours d'aucune espèce d'instrument, je puis attester |
par serment tous les détails que je viens de donner. Et si j'appuie sur ces diverses circonstances, qui paraîtront incroyables aux docteurs de chez nous, c'est que je crains qu'on ne m'applique ici le proverbe: A beau mentir qui vient de loin. Je cite des faits, je ne hasarde aucun raisonnement; que veut-on davantage? Que pour la violation d'une chose sacrée, un vol considérable, ou tout autre crime, on condamne un malheureux au supplice dont je viens de te parler, cela se conçoit, surtout chez un peuple sauvage; mais qu'un imprudent qui mange des bananes out des un jour où ces fruits seront taboués, soit soumis au même supplice, voilà ce que l'imagination repousse et ne peut s'expliquer. S'il y avait chez nous des peines prononcées contre ceux qui mangent de la viande un vendredi, les prêtres..... Tiens, mon ami, il est des sujets que je ne veux pas toucher, et tu approuveras mon silence. Je n'ai pas appris qu'il y eût des prisons aux Sandwich; mais je sais que Tamahamah exilait à Mowhée ou bien à Whahoo ceux de ses officiers dont il avait à se plaindre. Quant aux soldats qui n'obéissaient pas sur-le-champ à ses ordres, il les faisait immoler sans pitié, et souvent il sacrifiait avec eux les pères et les frères des coupables. |
Je n'ose pas assurer qu'on fasse encore des sacrifices humains dans cet archipel; mais lorsque je l'ai demandé à M. Rives, il m'a répondu qu'il ne voulait pas me répondre, et M. Marini a détourné la tête en feignant de ne pas comprendre ma question. Les Américains sont là, les Anglais y viennent journellement, et ces horreurs se commettent! Il y a bien quelques autres punitions en usage ici; mais elles ont lieu contre les coqs qui osent chanter un jour taboué, et je ne te parle de ces absurdités que pour te faire voir à quel point en est encore ce peuple stupide. Quels sont donc ces hommes qui perpétuent de pareils usages et qui en punissent si rigoureusement les violateurs? Des prêtres. Quels sont ces prêtres? Des êtres ignares et suffisans, qui se jouent de la crédulité de ce pauvre peuple, et qui le dépouillent à leur gré de ce qui leur convient. Le croiras-tu, mon ami; toi qui es à plus de quatre mille lieues des îles Sandwich; toi qui es on France? |
LETTRE CXXIX.
D'Whahoo (îles Sandwich).
J'ai vainement cherché une religion dans tout cet archipel. J'y ai trouvé des prêtres, des lieux sacrés, des idoles; je n'y ai pas vu de culte. Outre les cabanes dont je t'ai déjà parlé, et auxquelles on donne le nom de temples, il y a dans chaque moraï un petit réduit consacré, d'où les prêtres lancent leurs oracles. Il me semble les voir le lendemain d'une offrande faite par les Naturels, et après avoir taboué tous les lieux d'où ils peuvent être aperçus, réunis autour des bananes, des cochons, des pièces d'étoffes destinées aux dieux, se les partager gaîment, et insulter, par leurs railleries, à la crédulité du peuple. Le lendemain, la foule se rapproche; les fruits ont disparu, les étoffes ont changé de place, le prêtre s'avance; il publie que les idoles sont rassasiées; qu'elles sont satisfaites de la générosité des fidèles, et tout le monde est content. On m'assure que le grand-prêtre, à l'exemple |
du Roi, a sept dieux et une déesse appelée Karéo-Pai-Péah. Ce mot ne voudrait-il pas dire friponnerie? Dans les grandes solennités, c'est-à-dire, lors de la mort d'un des principaux chefs, ou bien après une victoire, les premiers personnages se tabouent, et se font précéder par un homme du peuple, portant une bandelette blanche ou rouge; il est défendu de leur parler, et surtout de les toucher, sous peine de mort. En actions de grâce du triomphe qu'on a obtenu, ou pour marquer le deuil de la perte qu'on a faite, on se condamne à une abstinence de vingt-quatre heures, et l'on remplit de vivres les moraïs et les temples où se renferment les prêtres. Crois-tu qu'ils jeûnent aussi? L'Espagnol Marini, fixé ici depuis un grand nombre d'années, parle la langue Sandwichienne comme s'il était né dans cet archipel. Il sait par cœur toutes les prières qu'on récite dans les grandes cérémonies, et il m'a assuré qu'aucune n'avait le moindre sens. Ce sont, d'après lui, des mots pris au hasard, et placés à côté les uns des autres, qu'on prononce, assis, et avec un bourdonnement desagréable; et ce qu'il y a de particulier dans ces prières, c'est que les mots les plus dégoûtans sont ceux qu'on y a le plus prodigués. Ne trouves-tu pas étonnant ce parfait rapport |
qui existe entre les prières des Naturels des Carolines, et ceux des îles Sandwich? Personne ne les comprend; et ce mystérieux pouvoir que leurs prêtres ont attribué aux paroles insignifiantes qu'ils prononcent, ne semble-t-il pas indiquer qu'ils ont voulu se moquer de la confiance des peuples, et entourer leur puissance d'un certain prestige propre à persuader qu'eux seuls avaient le secret d'entendre le langage surnaturel qu'ils tenaient à leurs dieux. Leur grand dieu s'appelle Kouah-Nouhih-Nouhih*. Les noms de quelques autres sont Kaléa-Kohouh, Okanou-Touh, Okihou-Okiaï; mais j'ignore si ces noms ont une signification. Du reste, M. Marini, de qui je tiens une partie de ces détails, ne paraissait jamais très-empressé de répondre à mes questions sur cette matière; et il m'a dit que, quoique plein d'un souverain mépris pour le culte de ces Insulaires, il avait été souvent contraint d'assister à leurs cérémonies de tabou, et qu'il n'osait pas exposer, même chez lui, l'image du Christ, ou quelque autre signe de notre religion. Ses deux épouses sont soumises aux rites du pays; et Marini, en les initiant à nos mystères, n'a pas voulu leur défendre l'obéissance à leurs * Je mets souvent un h après une foule de mots sandwichiens, parce que les Naturels, en les prononçant, les terminent par une légère aspiration, ou une espèce de petit soupir étouffé. |
prêtres. Il m'a dit encore que dès qu'il savait une personne en danger de mourir, il y allait; et, comme pour lui administrer un remède, il lui donnait le baptême. "J'ai, ajouta-t-il, sauvé déjà plus de trois cents âmes des peines éternelles". Ce n'est pas le seul bien qu'il ait fait à ces îles. Je voudrais pouvoir te donner quelques détails positifs sur les cérémonies religieuses de ce peuple, si toutefois il en existe; mais toutes les personnes auxquelles je m'adresse, repoussent mes questions, ou les éludent avec opiniâtreté. Le mieux, je crois, est de supposer que, puisqu'on garde un silence si absolu sur cette matière, il faut qu'on n'ait que des ridicules à raconter, ou peut-être des horreurs à dévoiler. |
LETTRE CXXX.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Si tu connais quelque jeune Européenne entichée de voyages et de mari étranger, et que tu ayes pour elle la moindre amitié, prémunis-la surtout contre le désir de venir s'établir aux îles Sandwich. La condition des femmes y est des plus malheureuses; et si elles n'y sont pas regardées comme des bêtes de somme, on les traite comme des êtres inutiles, ou propres seulement à la propagation de l'espèce. Presque jamais la moindre affection entre deux époux. Un homme va dans une cabane; il propose dix brasses d'étoffe en échange d'une jeune fille; il prouve qu'il peut la nourrir; on accepte; il emmène son esclave; et quelques jours après, il a le droit de la quitter, et d'en prendre une autre. Si cependant la femme donne des preuves de grossesse, le mari est contraint de la garder, et presque toujours, dans ce cas, il la garde avec plaisir. On nous a beaucoup vanté l'attachement que Tamahamah avait pour la reine favorite. Com- |
ment cet exemple ne lui a-t-il donné aucun imitateur? Après le taro*, la nourriture que préfèrent les Sandwichiens, sont les bananes, les cochons et les cocos. Eh bien! une femme convaincue d'en avoir mangé une seule fois, est à l'instant mise à mort. Elle est punie du même supplice, si elle fait cuire ses alimens à un feu allumé par des hommes, ou encore si elle fume dans leurs pipes. Leurs appartemens sont distincts. Les hommes peuvent entrer partout quand bon leur semble; tandis qu'il est défendu aux femmes, sous peine de la vie, d'entrer jamais dans ceux des hommes. A Kayakakooa et à Toïaï, j'ai vu presque toutes les femmes occupées de la fabrication des étoffes; ici, je ne leur ai vu faire que des nattes: il est vrai aussi que le mûrier-papier y est moins commun qu'à Owhyhée, et que les étrangers, qui viennent plus fréquemment à Whahoo, y laissent une grande quantité de chemises, dont la majeure partie des jeunes filles aime beaucoup à se couvrir. Dis-moi, je te prie, pourquoi on ne voit guère de chemises qu'aux plus jolies d'entr'elles; et par par quelle raison les vieilles femmes n'en ont pas? * C'est la racine de l'Arum escuentum. |
Toutes les femmes, même les Reines sont exclues du tabou; et personne n'aurait le pouvoir de les sauver de la mort, si elles s'y présentaient: on redoute leur indiscrétion. Dois-je craindre maintenant que quelque Parisienne ait envie de venir s'établir aux Sandwich? Les étrangers, arrivant dans cet archipel, ont peu de peine à satisfaire leurs désirs. Ils entrent dans une cabane; offrent un mouchoir, un collier de verre, deux boutons brillans, ou toute autre bagatelle, et ils choisissent parmi toutes les femmes qui les entourent. Ne craignez aucun refus, même en vous adressant aux maris ou aux frères. Ils vont sortir de la maison, et n'y rentreront que lorsque vous le leur permettrez. Ici, pas de rivalité, pas de jalousie entre les femmes. Celle-ci n'est pas de votre goût, elle-même va vous en chercher une autre, qui vous plaira davantage; elle vous prêtera sa natte; elle vous offrira sa cabane. Ici, le mot libertinage n'a aucun sens. On court après le plaisir; personne n'y trouve à redire. Dois-je craindre encore que quelque Parisienne vienne s'établir aux Sandwich? |
LETTRE CXXXI.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Le costume des hommes est presque nul. Celui des femmes se compose parfois d'un morceau de linge noué à la ceinture et descendant jusqu'aux genoux, et quelquefois aussi elles s'entourent de cinq ou six pièces d'étoffes du pays, qui les couvrent des pieds jusqu'à la tête. J'ai remarqué que les pieds des Brésiliens, des Hottentots que j'ai vus au Cap, des Mosambiques, des Timoriens, des Naturels de Rawak et de Waigiou étaient longs, et surtout très-plats. Ici ils sont d'une petitesse admirable, et rappellent ceux des Carolins. La distance des deux archipels est de huit à neuf cents lieues, et cependant une foule d'observations me portent à croire que ces deux peuples ont la même origine. On ne peut pas dire que leur caractère de physionomie soit le même; mais la couleur de la peau est semblable, et à bien les considérer, ils ont des mouvemens parfaitement analogues. |
J'ai vu quelques frondes à Whahoo; elles sont tressées comme celles des Carolines, et le réseau du milieu est tout-à-fait pareil. Leur langage diffère il est vrai; mais leurs chansons font à-peuprès le même bourdonnement. Quant à leurs danses, si celles d'ici sont en général plus guerrières, cela peut tenir au goût des conquêtes que leurs Rois leur ont communiqué, et à cette humeur belliqueuse qu'ils ont puisée dans les campemens et les campagnes militaires. Adoucissez le langage et les élans, la danse est la même. Ces gestes des bras, ces mouvemens des cuisses, ces instans de repos, ces petits pas, ces roulemens d'yeux, ces soupirs, j'ai vu tout cela chez les Carolins. J'ai seulement remarqué qu'ici la gaîté était parfois effrayante, et que là-bas elle était presque toujours douce et timide. Du reste, le même goût pour la navigation, la même adresse sur les flots: les uns il est vrai ne manoeuvrent leurs pros volans qu'avec la voile, les autres ne se servent guères que de la pagaye; cela tient à la construction différente des embarcations. Les deux peuples sont les meilleurs nageurs du globe. Tous les deux encore ont une égale fureur pour les dessins dont ils se couvrent le corps; avec la différence que les Naturels d'ici les ont insignifians, |
bizarres, placés sans goût, et en général mal exécutés; tandis que ceux des Carolines sont de la plus grande beauté et d'une régularité parfaite. A Owhyhée, l'instrument avec lequel ils se tatouent est une patte de petit oiseau dont ils rapprochent les pointes, à une ou deux lignes de distance les unes des autres; à l'aide d'un fil de bananier, cette patte est fixée à l'extrémité d'une petite baguette, mais à angle droit, de manière qu'en donnant de petits coups sur cette baguette, les ongles de la patte de l'oiseau puissent pénétrer dans la peau petit-à-petit 1. Aux Carolines, la manière de tatouer est la même, l'instrument seul est différent: c'est la patte d'une espèce de crabe, dont les pointes, toujours à égale distance, guident le dessinateur et lui font exécuter ces tatouages magnifiques qui les embellissent et semblent les vêtir 2. 1 Le dessin de mon Atlas en donnera mieux l'idée. |
Je trouverais bien d'autres rapprochemens à faire entre ces deux peuples; mais je craindrais que le plaisir que j'éprouve à parler encore des Carolines ne m'entraînât plus loin que je ne le voudrais. Je reviens aux Sandwich. Les peuples de cet archipel ont les pieds nus; mais lorsqu'une déchirure les force à quelques précautions, ils font, avec la feuille du bananier, des sandales fort commodes; et ils prétendent que la fraîcheur et le suc de la feuille est un excellent remède contre toute espèce de blessures. Je crois plus à ce remède qu'à l'efficacité des kancrelas* du Gouverneur des Mariannes. Lorsqu'une Sandwichienne, surprise par les chaleurs au milieu de la campagne, veut garantir ses épaules et son sein de la rigueur du soleil, elle fait un trou à une large feuille de bananier, y passe la tête, et se crée ainsi une espèce de vêtement assez commode. J'ai vu plusieurs jeunes filles vêtues ainsi, jouant sur le rivage, me rappeler assez grotesquement ces naïades fabuleuses que de M. Maltebrun, que depuis la mort de Tamahamah, tous les chefs, et une grande partie de la population des Sandwich, ont fait graver son nom sur leurs bras, avec l'époque où ils l'ont perdu. Aux Carolines, tous les chefs du même grade ont des dessins exactement semblables, et tous, certes, n'appartiennent pas à la même famille. |
l'imagination des poëtes nous peint folâtrant avec les Tritons et les autres dieux de l'Océan. Elles ont toutes un grand amour pour les colliers, les bracelets et les couronnes. Toutes les fleurs des Sandwich sont mises à contribution pour orner les femmes; et presque toujours elles sont placées avec goût et élégance. A défaut de perles et de petits grains de verre, elles se dessinent sur la peau des bracelets et des jarretières d'un travail vraiment merveilleux; leurs autres dessins sont des cors de chasse, des casques, des fusils, des ronds, et surtout des éventails et des chèvres. Ceux des hommes sont des fusils, des canons, des chèvres, des damiers, et le nom de Tamahamah avec l'indication de l'époque où ils ont perdu ce prince. La chevelure des femmes est courte, celle des hommes est longue, et, en général, disposée comme la crinière de nos casques de dragons. Les hommes peuvent manger toute espèce de nourriture, excepté les jours de tabou ou de consécration; les femmes ne se nourrissent que de melons d'eau, de poë, du fruit de l'arbre à pain et de poissons. La boisson enivrante des uns et des autres est l'ava: on dit qu'elle fait tomber la peau en écailles, qu'elle rougit les yeux et qu'elle maigrit. |
Il est certain que plusieurs chefs d'ici en boivent avec profusion pour diminuer les progrès de leur embonpoint. Les objets d'échange les plus estimés sont les fusils et la poudre pour les chefs; les haches, les herminettes et les couteaux, pour les autres hommes; et les mouchoirs et les verroteries pour les femmes. Du reste, avec des piastres, on peut aisément se procurer tout ce que fournissent ces îles. Il n'y a point d'animaux venimeux aux Sandwich; il n'y a non plus aucune bête féroce. Marini y entretient une vingtaine de chevaux et une volière assez riche. Je ne crois pas que Riourion consente jamais à ce qu'un étranger soit le bienfaiteur de ses États; il veut que son peuple reste stupide comme lui. Ah! que les Anglais doivent se féliciter de la mort de Tamahamah! Mais combien le peuple de cet archipel doit en gémir! |
LETTRE CXXXII.
D'Whahoo (îles Sandwich).
Telles sont aujourd'hui les îles Sandwich *. J'ai dit ce que j'ai vu; j'ai raconté ce que j'ai appris de quelques personnes, en qui je n'ai pas dû supposer le dessein de me tromper. Comme tu le vois, tout est sauvage dans cet archipel; et cependant un homme puissant, un Roi généreux l'a gouverné durant un assez grand nombre d'années. . Si la jeunesse de Tamahamah avait été aussi glorieuse que sa vieillesse, il est à présumer que les mœurs de ses peuples se seraient améliorées, si-non par raison, du-moins par habitude. Mais hélas! ce monarque n'a commencé à faire apprécier à ses sujets les bienfaits de la civilisation, que lorsque son âge, déjà avancé, ne lui a plus permis de l'établir sur des bases solides. Et d'ailleurs, les étrangers, arrivant dans cet archipel, ne s'y sont * On nous a assuré que les Naturels d'Atoaï étaient plus avancés dans la civilisation qu'on ne l'est à Owhyhée ou bien à Whahoo. Je ne suis pas très-disposé à le croire, s'il est vrai que leur Roi soit aussi cruel qu'on se plait à le raconter. |
pas conduits avec assez de désintéressement et de loyauté pour déterminer les habitans à adopter leurs mœurs et leurs usages. Les beaux jours du règne de Tamahamah ont été ceux où il était dans la force de l'âge. Sa jeunesse fut cruelle; et dans sa vieillesse, il eut à rougir de la campagne malheureuse qu'il fit à Atoaï. Encore jeune, il effraya ses sujets par son caractère violent et emporté. La moindre résistance à ses volontés était punie du dernier supplice; et malheureusement les chefs qui avaient servi son prédécesseur, ne le secondaient que trop dans ses actes de cruauté. Un jour, dans un accès de jalousie (car lui seul ici éprouvait les passions européennes), il condamna ses deux fils à être étranglés; et irrité de la lenteur de celui qui devait exécuter la sentence, il se précipita sur eux, et les étrangla de ses propres mains, au milieu d'une grande partie de la population de Kayakakooa, qui était par hasard réunie sur la place publique. Cependant l'âge avait calmé ses sens, le peuple l'adorait, et ses officiers lui témoignaient souvent le désir d'être immolés sur sa tombe. J'avoue que j'ai oublié de demander si en effet quelqu'un de ces sacrifices avait eu lieu; mais M. Choris, que je me plais encore à citer, assure que plusieurs |
de ses favoris avaient sollicité cette étrange faveur. On n'ôtera pas de l'idée des Sandwichiens que la mort de leur grand Roi n'ait été annoncée par des prodiges. Peu de temps avant la maladie qui l'a enlevé à l'amour de son peuple, les eaux de l'Océan montèrent de six pieds au-dessus des plus fortes marées, et redescendirent ensuite en quelques minutes, si j'en crois Marini. On n'entendit aucun bruit souterrain, on n'avait éprouvé aucune secousse, le ciel était serein, l'air calme, la mer seule fut agitée; les navires cependant n'éprouvèrent point de dommage. Un seul cri s'éleva de toutes les îles, le jour où parut ce phénomène; chacun pressentit des malheurs; et comme dans l'attente de grandes catastrophes, la crainte suppose toujours les plus terribles, toute la population vit dans cet évènement le présage de la mort de Tamahamah. Huit jours après, il mourut en effet. Pour apprécier avec justice les qualités de cet homme extraordinaire, il faut se transporter au milieu du peuple qu'il fut appelé à commander; il faut le voir, soumis d'abord aux usages barbares de ses ancêtres, luttant ensuite contre la volonté des chefs qui voulaient les maintenir, et les frapper enfin de sa courageuse réprobation. Il est certain qu'avec la puissance qu'on lui |
attribue, nous sommes excusables de supposer qu'il n'a pas rendu ses possessions aussi florissantes qu'il l'aurait pu, et qu'il n'a point assez fait pour avancer davantage son peuple dans la civilisation. Une foule de préjugés barbares y sont encore en vigueur, et à-moins que son fils ne les ait adoptés de nouveau, on doit blâmer Tamahamah de ne pas les avoir détruits. Quoi qu'il en soit, c'est lui le premier qui, dans cet archipel, a aboli les sacrifices humains; c'est lui qui a favorisé le commerce des étrangers, en établissant dans ses Etats de petits règlemens propres à concilier les intérêts de tous, par le moyen d'échanges; c'est lui qui a donné l'exemple du premier jugement légal, lors de la condamnation des deux chefs qui avaient levé l'étendard de la révolte à Whahoo et à Mowhée; c'est encore lui qui a refusé des victimes au soleil et à la lune quand ces astres s'éclipsaient. Il a augmenté sa marine d'une goëlette et de deux beaux bricks achetés aux Américains; il a reçu les étrangers avec distinction; il ne s'est pas montré moins noble qu'eux dans les échanges de politesses; il a fait bâtir des forts assez importans à Owhyhée et à Whahoo; il a considérablement augmenté le nombre de ses canons et de ses fusils; il avait soumis les troupes à une discipline sévère; |
enfin il s'est montré digne des égards et de l'amitié de quelques Souverains d'Europe. Ajoutons encore que son courage était à l'épreuve de tous les dangers, que son génie était supérieur à celui des Rois qui l'avaient précédé, et nous concevrons l'amour impérissable que tous les Sandwichiens lui ont voué, et le respect religieux avec lequel ils prononcent le nom de Tamahamah *. * On a trouvé 500,000 piastres (à-peu-près 2,600,000 f.) dans son trésor. . . . .
|
. . . .
|
ILES SANDWICH.
|
|
|
|
|
|
Numération.
|
On voit, par ce petit vocabulaire, que la langue des Sandwichiens est formée en grande partie de mots composés; mais il est bon de faire observer que presque toue ces innts sont terminés par une petite aspiration, que j'aurais pu figurer par un h; et que tous les Insulaires de cet archipel changent é volonté le k en t, ou le t en k, ainsi que l'r en 1, ou 1'1 en r. J'ai remarqué que leurs chansons parlées étaient moins rapidement récitées que leurs autres discours. |
Notes.
|
Source.
Jacques Arago, 1790-1855.
This transcription used the volume at Hathi Trust.
Last updated by Tom Tyler, Denver, CO, USA, Mar 16, 2023
|
Sandwich Islands Notes Source Whalesite |